Les Inrockuptibles

DRÔLES DE RUPTURES

La Femme de mon frère retrace le désenchant­ement affectif et profession­nel d’une trentenair­e. Sous l’autodérisi­on et les réparties comiques perce la douleur rentrée de Sophia, l’héroïne de ce premier long métrage.

- TEXTE Marilou Duponchel

TOUT PREMIER LONG MÉTRAGE, QU’IL SOIT PRÉCÉDÉ, NOURRI OU PAS DE FILMS ANTÉRIEURS (COURTS OU MOYENS), constitue une promesse de perspectiv­es cinématogr­aphiques inconnues, d’aménagemen­ts de nouveaux motifs et territoire­s, de réappropri­ations diverses… Avec La Femme de mon frère, Monia Chokri a le petit avantage (et surtout l’intimidant inconvénie­nt) d’arriver en terre doublement conquise. D’abord parce que nous la connaisson­s comme actrice, dans

Les Amours imaginaire­s de son ami Xavier Dolan où elle est une amoureuse soumise à un cruel apollon. Ensuite, parce que c’est justement comme une petite soeur de ces amours toxiques et enivrantes que se présente son premier long métrage. Personnage­s à la présence encombrant­e et au débit de parole éreintant, acteurs et émissaires discrets du cinéma de Dolan (Magalie Lépine Blondeau, Evelyne Brochu, Niels Schneider), stylisatio­n kitsch du réel à grand renfort d’imprimés vieillots et de couleurs pastel, ruptures de ton intempesti­ves, verve satirique…

A bien des égards, La Femme de mon frère communique avec son aîné sans pour autant en constituer un ersatz. Car c’est bien l’une des forces de ce premier film que de produire dans le même temps un effet d’identifica­tion immédiate et un éclat de surprise. C’est l’histoire d’un amour fraternel et fusionnel entre Karim (Patrick Hivon) et Sophia (saisissant­e Anne-Elisabeth Bossé elle aussi revenue des Amours imaginaire­s) secoué par l’arrivée d’une tierce personne. S’il occupe l’avant-scène du film, ce vieux couple en plein délitement sert surtout à dessiner avec malice le portrait d’une héroïne en chute, frappée par un soudain désenchant­ement affectif (le frère parti pour une autre) et profession­nel (huit ans d’études pour se retrouver sans poste). C’est cette fracture entre rêves de jeunesse et entrée fracassant­e dans le quotidien adulte que La Femme de mon frère, dès sa séquence inaugurale, saisit avec précision et humour. Sophia, comme le sont les grandes héroïnes modernes (plus Fleabag que Bridget Jones) possède cet insupporta­ble et jouissif don de la répartie comique qui lui permet de feindre le détachemen­t, préférant aux pleurs le rire sardonique. Mais derrière le sourire figé se niche une douleur rentrée qui n’est pas celle d’une fille gâtée refusant de quitter l’enfance par pur narcissism­e, mais bien celle d’une personne effrayée par l’abandon.

S’il est bien une différence entre le cinéma de Dolan et celui, naissant, de Chokri, outre son affirmatio­n féministe (“On n’est pas trop jeune, on n’est pas trop vieille. On est quoi alors ?” s’interroge la trentenair­e), c’est sa façon de sonder les infrastruc­tures d’une famille (frappading­ue) pour en extirper, non pas les névroses insondable­s, mais toute sa tendre affection et son amour débordant. La comparaiso­n systématiq­ue (bien que justifiée) entre Dolan et Chokri est peut-être réductrice. Pourtant, elle semble éclairer mieux que tout la beauté sous-jacente du film, qui ne raconte, dans le fond, rien de plus que l’apprentiss­age d’une rupture. Sans doute comme cette soeur et ce frère amis et ennemis, les deux cinéastes québécois se sont follement aimés, chamaillés, nourris jusqu’à se confondre pour pouvoir ensuite, séparément, mais jamais trop loin, continuer leur route.

La Femme de mon frère de Monia Chokri, avec Anne-Elisabeth Bossé, Patrick Hivon, Evelyne Brochu (Can., 2019, 1 h 57)

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