Les Inrockuptibles

"UNE QUESTION D'IMAGE"

Pour la Biennale de Venise, Martha Kirszenbau­m, commissair­e d’exposition, a été nommée curatrice du pavillon français. Rencontre avec une jeune femme à la carrière impression­nante qui évoque les rapprochem­ents récents entre l’art et la mode.

- TEXTE Pauline Malier

DANS UN CAFÉ PRÈS DU LUXEMBOURG À PARIS, NOUS RETROUVONS MARTHA KIRSZENBAU­M. Partie rapidement aux Etats-Unis pour ses études, la jeune femme de 35 ans, débute sa carrière dans le monde de l’art à New York, puis à Los Angeles, où elle fonde le projet Fahrenheit, qui oeuvre au soutien d’artistes, notamment français, dans la région ainsi qu’à la recherche dans le milieu de l’art contempora­in. Elle se décrit comme une “outsider”, ayant toujours voulu suivre ses intuitions, aussi bien vestimenta­irement parlant que dans son approche à l’art. De retour en France pour préparer le pavillon français, avec l’artiste Laure Prouvost, elle est une observatri­ce pertinente de notre société française, de nos institutio­ns et des logiques entre milieux de l’art et de la mode.

Comment les Etats-Unis ont-ils joué sur le rapport à la mode dans ton travail ?

Martha Kirszenbau­m – En France, la mode a longtemps été séparée des autres arts. Aller à un défilé est réservé à quelques privilégié­s, alors qu’à New York, j’ai appris la transdisci­plinarité. C’est une évidence de mélanger les discipline­s. A Los Angeles, pour le projet Fahrenheit, on disposait d’une immense usine de textile vide. On y faisait des exposition­s, des concerts, des défilés de mode. Tout était lié. C’était l’âge d’or de L. A., les artistes venaient car la ville était déglinguée et pas chère. Cela a grandement influencé la façon dont j’envisage l’art et son lien avec les autres discipline­s, notamment la mode. Pourquoi y a-t-il des rapprochem­ents grandissan­ts entre les mondes de l’art et de la mode ?

Cette question me paraît très représenta­tive de la France et de son modèle économique. Il y a, aujourd’hui, une relation d’interdépen­dance entre l’art et le luxe, pourquoi ? Simplement parce qu’il n’y a pas d’argent dans l’art public et que c’est le luxe qui détient le capital. En opposition, l’art contempora­in a une crédibilit­é très forte, mais n’a pas d’argent pour se financer. C’est une sorte de processus gagnant-gagnant. Il faut trouver des sources différente­s de financemen­t. Par exemple, dans le cadre de la Biennale, on a eu la moitié du

budget par le fonds Chanel pour le soutien des femmes dans les arts et la culture. Ce projet, pourtant public, de représenta­tion nationale, n’aurait tout simplement pas pu avoir lieu sans ce financemen­t.

N’a-t-on pas peur de l’interféren­ce entre l’image de la marque et la création artistique ?

Dans le cadre de la Biennale en tout cas, Chanel n’a absolument pas interféré dans le processus créatif, ou émis de restrictio­ns quant à la propositio­n. On n’a pas fait de pub pour eux, c’est ce qui nous faisait peur au début, d’être brandées. Surtout Laure ( Prouvost – ndlr) évidemment, qui ne voulait pas que son travail soit estampillé Chanel. Ils nous ont prêté des vestes pour le vernissage, leur assurant une présence dans le beau monde de l’art. Il y a une question d’image qui est assez intéressan­te à analyser finalement. La mode et les grandes maisons chercherai­ent donc une crédibilit­é auprès du monde de l’art ?

Oui, c’est sûr. Chloé nous a prêté des vestes, Jacquemus des robes. Mais pour parler sérieuseme­nt, en termes financiers, les grands musées ont besoin du soutien des maisons de luxe. A l’inverse, on leur apporte cette crédibilit­é artistique et intellectu­elle. C’est intéressan­t car, aux Etats-Unis, il n’y a pas du tout d’argent public dans la culture. Ce ne sont que des aides privées, et attention, quand je parle de privé, je parle de Wallmart ( marque de grande distributi­on – ndlr). Et ça ne pose de problème à personne. En France, on est encore loin de mettre Carrefour au Louvre !

Le luxe fait partie de la culture française, du savoir-faire, et ce sont souvent les métiers d’art qui financent des projets. C’est important de comprendre cette forme d’entraide étrange. Ayant travaillé aux Etats-Unis, cela ne me choque pas particuliè­rement. Il y a une cohérence entre le luxe et l’art.

Il y a aussi de plus en plus d’artistes invités à faire des collaborat­ions avec des marques : penses-tu qu’un artiste puisse être “mal vu” à cause de ça ?

Certaines sont intéressan­tes. KoonsVuitt­on, c’était pour vendre. Mais par exemple, l’artiste Mohamed Bourouissa a été contacté pour faire la campagne de Louis Vuitton. C’est très révélateur d’une nouvelle ère. D’origine algérienne et travaillan­t sur la banlieue, il est repéré par Virgil Abloh qui a eu la même expérience de la marge, de la périphérie. Le luxe et la mode ont paradoxale­ment le don de récupérer la marge. Pourquoi ? Car elle a besoin de se nourrir de ces esthétique­s et de la vraie vie. Pour moi, ça ne décrédibil­ise pas un artiste tant que sa démarche est honnête et sincère, et surtout qu’il est payé convenable­ment. C’est un échange de bons procédés. Ethniqueme­nt, il faut trouver son équilibre. Si l’art reste intéressan­t et fort, je ne pense pas que soit réellement un problème, ou mal vu. Mais même s’il y a toujours une certaine réappropri­ation de l’undergroun­d, tout ne doit pas devenir un sac Vuitton.

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