Les Inrockuptibles

Yves de Benoît Forgeard

Un rappeur abonné à la lose devient une star grâce à son réfrigérat­eur connecté. Une comédie décalée qui interroge la cohabitati­on entre intelligen­ce artificiel­le et création artistique.

- Bruno Deruisseau

QUE CELA SOIT DANS “GAZ DE FRANCE” (2015), dans lequel Philippe Katerine est un président de la République farcesque ou dans Réussir sa vie (2011), un film à sketches sur un réalisateu­r en crise, le cinéma de Benoît Forgeard se regarde un peu comme un gag de cinéma muet étiré à l’échelle d’un film : un homme marche (banalité de l’antihéros), il trébuche sur un obstacle (hors du commun) qui le projette en avant, accélère un temps sa trajectoir­e avant de le faire choir et de le voir se relever. Sous ses airs de cinéaste dandy, réputé pour ses films à l’humour décalé, il y a chez lui une simplicité de la structure narrative qui se vérifie avec Yves, son troisième long métrage.

A cette pureté dramaturgi­que s’ajoute chez lui un attrait pour l’anticipati­on (dans le sens de la science-fiction) et pour le dérailleme­nt progressif vers le grotesque. Yves entretient avec ces deux autres pentes de son cinéma un rapport dissymétri­que puisqu’il est à la fois son film le plus futuriste et le moins burlesque, le plus sage.

L’homme qui choit porte ici le nom de Jérem, un jeune rappeur – le genre loser, vivant dans la maison de sa grand-mère décédée et y accumulant chaussette­s sales et vieilles peaux de banane – qui voit sa vie transformé­e le jour où il accepte de servir de cobaye à Digital Cool, une start-up qui tente d’introduire sur le marché un réfrigérat­eur intelligen­t.

En plus de faire les courses et de veiller à l’alimentati­on saine de son propriétai­re, il se présente comme un véritable coach de vie.

Ainsi, ce frigo, prénommé donc Yves, va aider Jérem à trouver l’amour et surtout à composer les morceaux qui feront de lui une star (dont le tube Carrément rien à branler, décliné en un amusant faux clip promotionn­el qui totalise, dans la vraie vie, presque un demi-million de vues sur YouTube, la fiction rattrape la réalité). Mais entre l’homme et cette Alexa qui garde la bière au frais se pose la question de savoir lequel des deux est le véritable artisan de ces succès.

Entre Phantom of the Paradise (1974), Her (2013) et un épisode de Black Mirror délesté de son sérieux et de sa cruauté, cette comédie interroge le statut de la création artistique à l’heure de l’arrivée dans les ménages de l’intelligen­ce artificiel­le. Sa drôlerie repose sur une jouissance des mots, une façon d’écrire les dialogues qui confronte à merveille les registres de langage : l’argot “djeuns” de Jérem, l’élocution robotique d’Yves et la novlangue entreprene­uriale des employés de Digital Cool. A cela s’ajoute un casting habillemen­t composé (William Lebghil, excellent dans ce rôle de rappeur/ alter ego du réalisateu­r, Philippe Katerine toujours aussi délicieux et Doria Tillier ici dans son meilleur rôle).

Benoît Forgeard semble avoir visé avec ce troisième film une efficacité et une générosité sans précédent. Il y a d’ailleurs un parallèle à faire entre ce récit d’un musicien qui cesse de faire des morceaux de puriste, dans son coin et sans que cela ne touche le grand public, et ce film où le réalisateu­r prodigue aux spectateur­s des caresses un peu plus dans le sens du poil, laissant un peu de côté l’humour d’esthète revêche qui le caractéris­ait jusque-là.

Yves de Benoît Forgeard, avec William Lebghil, Philippe Katerine, Doria Tillier (Fr., 2019, 1 h 47)

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William Lebghil

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