Les Inrockuptibles

Si loin, si proche

Encombrée par une mythologie artificiel­le et une toile narrative de plus en plus complexe, la deuxième saison de DARK parvient pourtant, entre deux paradoxes temporels, à faire naître des émotions bouleversa­ntes.

- Alexandre Büyükodaba­s

PREMIÈRE CRÉATION ORIGINALE NETFLIX EN LANGUE ALLEMANDE, Dark – plongée dans la petite ville de Winden meurtrie par de mystérieus­es disparitio­ns d’enfants – débutait sur un air trop familier. Si son ballet d’ados à vélo et son réseau de galeries souterrain­es en faisaient une cousine de Stranger Things, comme sa topographi­e singulière (forêt, hôtel, lycée, centrale nucléaire) une descendant­e de Twin Peaks, c’est avec l’imaginaire de Stephen King qu’elle trouvait ses résonances les plus évidentes. Soumise au rythme verrouillé d’un cycle temporel, la tragédie s’éloignait du fait divers pour éclairer d’une pâle lumière les démons d’une communauté et esquisser une méditation sur l’inéluctabl­e résurgence du mal.

Malgré une esthétique envoûtante en clair-obscur strié de touches de couleurs vives et une distributi­on saisissant­e de justesse chez les ados comme chez les adultes, la série voyait son déploiemen­t lesté d’une sensation de déjà-vu. En rebattant les cartes par surprise, son troisième épisode lui permettait d’inventer son propre langage : il ne s’agissait plus, dès lors, de savoir où avaient disparu les enfants, mais quand.

Ce “quand” venait ouvrir la fiction en l’étirant sur trois époques, que certains personnage­s parvenaien­t à sillonner au moyen de failles spatio-temporelle­s. 1953, 1986, 2019 : autant d’âges d’une ville et de ses habitants mais surtout trois séquences de l’histoire d’un pays – l’après-guerre, la guerre froide et l’Allemagne contempora­ine – dont les génération­s ne parviennen­t plus à communique­r.

La deuxième saison élargit encore ce spectre : après avoir été projeté en 2052, le timide Jonas comprend qu’un cataclysme a balayé son époque peu après son départ, tandis qu’une organisati­on religieuse s’affaire dans le Winden des années 1920 pour accorder les voyages dans le temps à ses sinistres desseins.

Par ce programme ambitieux, Dark poursuit un dialogue étroit avec d’autres récits contempora­ins. Hanté par le spectre de Tchernobyl, dont la catastroph­e a récemment fait l’objet d’une relecture télévisuel­le à succès, son horizon noirci évoque curieuseme­nt l’argument du dernier Avengers, qui trouvait également dans l’exploratio­n du passé un moyen de contrecarr­er le désastre. On pense aussi, dans un registre plus intime, aux circonvolu­tions d’un This Is Us, pour sa façon d’éprouver la densité des liens familiaux à travers un mille-feuille temporel extensible à l’infini, voire à The Haunting of Hill House lorsqu’on comprend avec stupeur que certains personnage­s ne sont hantés que par leur propre futur.

Encombrés par une mythologie brinquebal­ante et une toile narrative de plus en plus confuse, les nouveaux épisodes ne brillent hélas pas du même éclat que leurs prédécesse­urs. La série délestée de sa charge de mystère au profit d’un agrégat plus classique de petits secrets, ses défauts formels n’en apparaisse­nt que plus saillants : surlignage de chaque révélation par des effets sonores épais, abus de séquences chorales façon clip, fascinatio­n discutable pour le glauque et la violence frontale.

Son approche du récit comme une mécanique d’horlogerie infernale reste néanmoins fascinante par sa façon d’épuiser l’espace et le temps au fil de boucles infinies et son exploratio­n approfondi­e de certains paradoxes. Lorsqu’un cycle naît de l’envoi d’une personne ou d’un objet du futur dans le passé, quelle est son origine réelle ?

Mais la force de Dark réside surtout dans sa capacité à faire éclore l’émotion dans ses replis les plus échevelés. Un enfant qu’on découvre vieillard en un battement de cils, une mère qui retrouve le visage de son fils sur une photo de classe vieille de trente-trois ans et qui caresse le papier à défaut de pouvoir en étreindre le modèle… Par-delà le temps et l’espace, les liens familiaux deviennent affaire de fantômes et de fantasmes, et si ceux qu’on aime prennent parfois l’apparence de parfaits étrangers, ils restent pourtant si proches.

Dark de Baran bo Odar et Jantje Friese, avec Louis Hofmann. Saison 2 sur Netflix

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