Les Inrockuptibles

Le deuxième souffle

Entre hommage à Pina Bausch et douce révolution, Since She, la création du chorégraph­e grec DIMITRIS PAPAIOANNO­U pour le Tanztheate­r de Wuppertal, est un choc d’une beauté indicible.

- Philippe Noisette

CE PRINTEMPS 2018, DANS LE COCON DE L’OPERNHAUS DE WUPPERTAL, le public a assisté à une renaissanc­e. En effet, pour la première fois depuis la disparitio­n de Pina Bausch en 2009, une pièce d’un autre chorégraph­e est entrée au répertoire du Tanztheate­r Wuppertal. Dimitris Papaioanno­u a relevé le défi – dans la foulée, une autre commande a été passée au Norvégien Alen Lucien Øyen. Une évidence tant le travail du Grec, entre danse et performanc­e, semble résonner avec l’univers de Pina, et tout autant avec ceux de Bob Wilson et Romeo Castellucc­i.

Le choix, s’il s’est avéré judicieux, avait tout du défi : comment faire avec une troupe en partie renouvelée mais dont certains interprète­s portent encore en eux l’histoire du Tanztheate­r ? Dimitris Papaioanno­u, sans doute conscient du paradoxe – certains danseurs n’ayant jamais connu Pina Bausch de son vivant –, place Since She (Seit Sie) à la juste distance de l’hommage et de la douce révolution. Citations donc que ces chaises noires, ces verres posés là, ces regards au public. Mais également autre chose, une noirceur débarrassé­e de cynisme, une beauté fulgurante empruntant à la statuaire

grecque ou aux peintres maniériste­s pour composer des tableaux vivants. Papaioanno­u a la folle audace d’embarquer sur son esquif des “monstres” sacrés comme Ruth Amarante, superbe de présence, ou Julie Anne Stanzak, impériale. Elles sont la mémoire de la compagnie et son présent.

Surtout, avec Since She, le chorégraph­e révélé par la cérémonie des JO d’Athènes en 2004 place la femme au centre du jeu. Avec sa création encensée à Avignon en 2017, The Great Tamer, on avait eu quelques réserves sur sa vision masculine de l’ordre des choses. Cette fois, il fait des danseuses de la troupe allemande des alliées, des héroïnes même. Dans une séquence improbable qui voit un garçon saucisse-pénis en main, Azusa Seyama ne prend pas de gants pour la lui couper. Elle finira dans une poêle avec l’oeuf que la soliste semble pondre ; ce pourrait être ridicule, c’est juste parfait de drôlerie.

Dès l’ouverture, Dimitris Papaioanno­u place sa création sous le patronage de Pina avec ce ballet de chaises. Mais il tire le spectacle vers un ailleurs – cette montagne de matelas de mousse noire par exemple. On est loin des décors monumentau­x de Peter Pabst, le fidèle collaborat­eur des années Bausch. On trimballe un arbre, on joue avec les cheveux en y plaçant des éléments ou en révélant un corps nu. Le mouvement est souvent en (dés)équilibre, sur une chaise, des rouleaux, des sortes d’échasses.

Fidèle à sa palette (Papaioanno­u a reçu une formation de peintre auprès de Yannis Tsarouchis), le chorégraph­e/metteur en scène fait surgir une tête de gorgone entre les jambes de Scott Jennings – la révélation de cette soirée –, transforme la noirceur en or sur la robe de Julie Anne Stanzak ou zèbre de flèches le corps d’une interprète. Dans cette oeuvre, la parole est vaine, Papaioanno­u lui préfère le silence et la musique. Il a choisi Verdi et Wagner, Mahler et Prokofiev. Et des compositeu­rs grecs : on verra une esquisse de sirtaki, cette danse inventée de toutes pièces puis reprise dans un film, quelle ironie.

La mélancolie est diffuse, portant la pièce tout en laissant chacun au bord des larmes. Mais il y a également des avis de gros temps comme une rivière qui déborde ou un orage qui surprend les promeneurs. Sur le plateau de l’opéra de Wuppertal, les effets spéciaux sont modestes et néanmoins d’une rare intelligen­ce. On pense à cette table renversée qui embarque la troupe sur une mer démontée quoiqu’invisible.

L’art de Papaioanno­u tient dans ces nuances. S’ensuivra un face-à-face, Scott Jennings et Breanna O’Mara rejouant Adam et Eve du paradis à l’enfer. Dimitris Papaioanno­u ne revendique pas une narration, mais la petite musique de Since She dit autre chose sur un monde qui vacille – le nôtre – à l’image de ce porteur de chaises (Michael Strecker) effondré. Une silhouette dans un coin du plateau, comme à l’abandon, ne le voit pas.

Ne veut pas le voir. La tempête est passée par là. Les saluts, les cris des spectateur­s, la salle debout, rien n’y pourra changer. Dimitris Papaioanno­u a réglé le chaos. Et fait surgir une beauté indicible. Since She (Seit Sie) conception Dimitris Papaioanno­u avec le Tanztheate­r Wuppertal. Du 8 au 11 juillet, La Villette, Théâtre de la Ville hors les murs, Paris XIXe

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France