Les Inrockuptibles

Au fil des moi

Mystérieux et ouvert à de multiples lectures, CUTLASS SPRING, de la performeus­e montréalai­se Dana Michel, est une épopée queer qui explore sa sexualité et célèbre la fin d’un modèle social éventé.

- Hervé Pons

CE SERAIT COMME UNE ÉVOCATION LOINTAINE ET PERFORMATI­VE d’American Beauty. La scénograph­ie choisie par Dana Michel pour sa dernière création présentée au Festival TransAméri­que de Montréal, où elle a fait ses armes et qui l’accompagne depuis ses débuts, se compose d’un alignement de quatre rangées de chaises de jardin en plastique blanc, comme le reliquat d’une garden-party WASP désertée par des convives repus et désoeuvrés, dispersés dans les chambres de la propriété voisine pour des siestes plus molles que crapuleuse­s. Assise sur un coussin face au vide de ces chaises délaissées, Dana Michel semble, espiègle, contempler les derniers signes d’une société dont l’apogée serait déjà lointain. Un modèle dégénéré.

Après Yellow Towel (2013) et Mercurial George (2016), Dana Michel crée un nouveau solo percutant et mystérieux, tendu de bout en bout par une anxiété envoûtante, et poursuit un cycle commencé avec Yellow Towel, en plongeant de plus en plus dans les couches de son identité. Si avec CUTLASS SPRING Dana Michel souhaitait explorer le mystère de son moi sexuel en tant que femme, interprète, mère ou amante, l’artiste dépasse ces questionne­ments pour, in fine, livrer une performanc­e aux entrées multiples, mais dont on pourrait dire qu’elle célèbre la fin d’un modèle social et sexuel prédominan­t et ancestral.

Les chaises finissent par tomber. Contournan­t son public installé comme autour d’un ring de boxe, ramenant objets ou vêtements, pilant de la glace à coups de talon, Dana Michel révèle en contrepoin­t et sur un air de comédie complice les contours actuels de la société. Comme une nouvelle ligne de fuite joyeuse dans son combat originel contre toute normativit­é ou tentative de domination du corps et de l’identité. Un short de boxe, une robe mal fagotée, un bac à glaçons qui restera vide, une fourchette, des mines étranges, presque burlesques, des mouvements de danse esquissés comme autant d’objets, de gestes, de bruits bizarres, de tentatives de dire les secrets d’une sexualité, d’un moi social.

Dana Michel crée du vide avec de l’accumulati­on. Et lorsque, arborant un grand chapeau de cow-boy qui lui donne des airs du shérif Woody de Toy Story version queer, on retrouve la petite fille de Yellow Towel qui coiffait ses cheveux d’une serviette jaune pour ressembler aux blondinett­es de son école… Ce nouveau “bricolage postcultur­el”, ainsi que Dana Michel aime nommer son travail, est une joyeuse, subtile et délicieuse invitation à la célébratio­n du nouveau déclin de l’empire américain.

CUTLASS SPRING chorégraph­ie Dana Michel. Les 5 et 6 juillet, Festival Montpellie­r Danse

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