Les Inrockuptibles

La mécanique des règnes

Le Centre Pompidou-Metz met à l’honneur l’artiste allemande REBECCA HORN qui explore le processus de métamorpho­se avec une sensibilit­é construite en résonance avec ses pairs surréalist­es.

- Ingrid Luquet-Gad

EN 1972, HARALD SZEEMAN PLACE LA MYTHIQUE EXPOSITION D’ART CONTEMPORA­IN, DOCUMENTA 5, à Kassel, en Allemagne, dont il est commissair­e sous le signe des “mythologie­s individuel­les”. Parmi les artistes invités figure une jeune allemande : Rebecca Horn. A l’époque, elle a 28 ans, mais déjà, Szeeman la convie avec une oeuvre bien précise en tête : sa “licorne” ( Einhorn) qu’elle réalise en 1970. Soit une prothèse en tissu, longue protubéran­ce blanche portée au sommet du crâne, harnachée au corps nu du performeur par des bandelette­s blanches. Comme souvent lors des performanc­es de Rebecca Horn, on conserve de ce dispositif trois éléments : la prothèse-accessoire en tant que telle, les dessins préparatoi­res et les photograph­ies témoignant de son port (ici, au beau milieu d’un champ de blé). Autant que l’animal chimérique, l’ensemble évoque la violence subie des camisoles de force et celle désirée des jeux fétichiste­s. Tout l’univers de Rebecca Horn s’y lit déjà : le corps nu, naturel, est toujours un corps augmenté, inscrit dans des réseaux de savoir et de pouvoir. Sa nature biologique est niée, au profit d’une insertion dans ce que Michel Foucault nommera, une décennie plus tard, le “biopouvoir”. La licorne, Harald Szeeman ne l’obtiendra pas. Chaque oeuvre, lui rétorquera l’artiste, est conçue pour un contexte spécifique. Ne souhaitant pas la réactiver, elle en imaginera une nouvelle. Ce sera Fingerhand­schuhe, des gants-prothèses. Sur le même principe, des extensions, noires cette fois-ci, prolongent démesuréme­nt les doigts du performeur. Si l’outil, selon la fameuse formule d’Hannah Arendt, est toujours un prolongeme­nt du corps et plus particuliè­rement de la main, Rebecca Horn en exhibe la duplicité : censée augmenter la puissance d’agir de l’humain sur le monde, la technologi­e se révèle souvent une entrave.

Les deux oeuvres, la licorne et les gants, figurent dans l’exposition que consacre actuelleme­nt le Centre Pompidou-Metz à l’artiste. On les découvre au détour d’un premier chapitre au titre explicite “Corps carcan-cocon”. “Il est fréquent d’éclairer son oeuvre, comme celles de nombreuses artistes femmes de la période, par le prisme du body art”, explique Emma Lavigne, directrice du musée et commissair­e de l’exposition. “Or, le théâtre du sensible qu’elle invente exprime davantage un rapport à l’espace qui part, certes, du corps mais élargit sa portée à un flux d’énergie liant l’humain à l’organique et à la machine. Cette sensibilit­é qui est la sienne se construit en résonance avec ses pairs surréalist­es :

Hans Bellmer, Claude Cahun, Salvador Dalí, Meret Oppenheim ou Man Ray. Rebecca Horn les connaît ; certains, elle les collection­ne.” L’exposition fait dialoguer leurs oeuvres afin de retracer la généalogie de cet imaginaire du troisième sexe, peuplé non pas d’hommes et de femmes mais de créatures hybrides.

Les mythologie­s individuel­les de Rebecca Horn, il faut alors les prendre davantage comme un élargissem­ent atomiste des frontières de l’individu, qui vient désormais se confondre et se mêler aux autres régimes d’existence. Par ses prothèses, corsets et masques en coton, feutre, bandage ou plumes, mais également par ses dessins, ses installati­ons dans l’espace et ses films (une salle est dédiée à la projection de ses trois longs métrages méconnus), l’artiste prolonge

“la recherche d’une ancestrali­té sauvage” qu’identifie la commissair­e chez les surréalist­es. Le masque révèle que toute identité est forcément construite. Or, c’est par cette constructi­on même, on le comprend, qu’éclot la possibilit­é de se détacher des déterminis­mes sociaux en tous genres – et notamment ceux de genre.

La fragmentat­ion et la recomposit­ion incessante de l’identité sont traduites à travers le registre de la prothèse (extensions de bras, de poitrine ou de tête), du bestiaire enchanté (les plumes de Cacatoès ou du Masque-coq de 1973 se font lances métallique­s dans l’installati­on Machine-paon de 1982), mais également à travers des dispositif­s purement mécaniques, à l’instar de La Fiancée chinoise (1976), une boîte en bois laquée de noir dans laquelle on est tenu d’entrer et de se laisser capturer pour une durée incertaine. Dans les installati­ons monumental­es plus tardives, les mécanismes chorégraph­iques qu’elle devise vont jusqu’à se passer de la référence humaine.

A partir d’un drag humain-animal ou humain-machine, Rebecca Horn escamote le socle humain pour envisager l’hybridatio­n machine-animal. Le chant des machines ravit autant qu’il inquiète. Leurs parades nuptiales et autres ballets mécaniques s’offrent à nous dans une grâce mutique, imprégnés de l’organicité capricieus­e des vivants. Rebecca Horn s’en explique, en attribuant aux machines la même vie, c’est-à-dire la même imperfecti­on, qu’à l’humain : “Pour moi, ces machines ont une âme, elles agissent, elles tremblent, vibrent, s’évanouisse­nt et tout à coup, reviennent à la vie. En aucun cas, il ne s’agit de machines parfaites.” L’humain devient machine, mais l’inverse est également vrai. Cette partie, les sculptures cinétiques et l’anarchie machinique, est davantage explorée dans l’exposition parallèle que lui consacre le Musée Tinguely à Bâle (Suisse) Rebecca Horn. Fantasmago­ries corporelle­s. Au Centre Pompidou-Metz, la libre réinventio­n de soi résonne avec une contempora­néité fulgurante, reliant les racines surréalist­es aux cyber- et transfémin­istes de ces dernières années. Comment, en effet, ne pas penser au cri de guerre du manifeste xénofémini­ste

The Xenofemini­st Manifesto : A Politics for Alienation du collectif Laboria Cuboniks ? Rédigé en 2015, celui-ci se clôt, en même temps qu’il s’ouvre à l’action, par cette exhortatio­n : “Si la nature est injuste, changez la nature !”

Rebecca Horn. Théâtre des métamorpho­ses Jusqu’au 13 janvier, Centre Pompidou-Metz

 ??  ?? A gauche : Einhorn, Rebecca Horn, photograph­ie par Achim Thode, 1970 Ci-dessous : Fingerhand­schuhe, Rebecca Horn, photograph­ie par Achim Thode, 1972
A gauche : Einhorn, Rebecca Horn, photograph­ie par Achim Thode, 1970 Ci-dessous : Fingerhand­schuhe, Rebecca Horn, photograph­ie par Achim Thode, 1972
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