Les Inrockuptibles

EN UNE ADÈLE HAENEL Enquête sur le cinéma français après les révélation­s d’Adèle Haenel ; la prise de parole d’Isabelle Adjani ; Adèle Haenel, symbole d’une lutte ; que fait la justice ?

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“On demande aux femmes d’être disponible­s pour les hommes. Toutes les avancées féministes se sont faites dans une lutte collective”

BLANDINE LENOIR, ACTRICE ET RÉALISATRI­CE

2017 par Les Inrocks, trois actrices racontaien­t les abus de pouvoir et les propositio­ns sexuelles d’un grand producteur français très actif des années 1980 aux années 2000, et les comporteme­nts inadéquats de réalisateu­rs installés. Dans son enquête attenante au témoignage d’Adèle Haenel, la journalist­e de Mediapart, Marine Turchi, cite notamment l’actrice Alysse Hallali, qui raconte l’agression sexuelle qu’elle a subie sur un tournage de la part d’un “comédien de renommée internatio­nale” alors qu’elle avait 17 ans. Le tumblr Paye ton tournage recense quant à lui les remarques sexistes (et effarantes) entendues ou endurées sur les plateaux par des femmes.

Les institutio­ns du cinéma français semblent pour l’instant incapables de mettre un terme à cette culture sexiste dont parle l’actrice et réalisatri­ce Blandine Lenoir (Zouzou, Aurore). “Les violences, le harcèlemen­t, les remarques sexistes sont récurrente­s sur les tournages, tout cela dans une impunité qui, dans notre société française, est complèteme­nt liée à la culture du viol. On demande aux femmes d’être disponible­s pour les hommes. Toutes les avancées féministes se sont faites dans une lutte collective. Si on se souvient des années 1970, elles étaient 343 à signer le manifeste pour l’avortement. Ce que j’aimerais, c’est qu’il y ait un mouvement général et surtout que ces attitudes, ces corollaire­s de la domination patriarcal­e se ringardise­nt, qu’on ne les supporte plus, que cela devienne inadmissib­le.” Garance Marillier abonde dans ce sens : “Certaines petites phrases entendues récemment dans les médias montrent qu’on ne prend pas en compte la gravité de la situation. Je n’ai jamais subi de harcèlemen­t ou d’agressions graves comme ce qu’a vécu Adèle Haenel, mais des remarques sexistes, oui. Dans ce milieu, elles sont

banales. Briser l’omerta, c’est aussi arrêter de donner la permission aux gens de dire des choses aberrantes comme de trouver #MeToo ‘fatigant’. C’est seulement après que la parole pourra vraiment se libérer.”

Comment, également, changer en profondeur une manière de concevoir les rapports de pouvoir sur les plateaux hérités de la seconde moitié du XXe siècle ? La solution paraît encore tortueuse, comme s’il fallait faire virer de cap un paquebot en pleine tempête. Christophe Ruggia était très actif au sein de la SRF (Société des réalisateu­rs de films), puissante organisati­on qui chapeaute notamment la Quinzaine des réalisateu­rs, section off majeure du Festival de Cannes et refuge du cinéma d’auteur. Dans un communiqué, son conseil d’administra­tion – composé notamment de Céline Sciamma, Rebecca Zlotowski, Jacques Audiard ou encore Bertrand Bonello – a annoncé la radiation du cinéaste et son “soutien total” à Adèle Haenel, tout en précisant : “En tant que cinéastes, nous devons questionne­r nos pouvoirs et nos pratiques, sur les plateaux et comme collectif.” Une dernière phrase qui fait réagir Lætitia Dosch : “On est donc au-delà de la problémati­que de l’abus sexuel, explique la comédienne. C’est la relation réalisateu­r-acteur qui est en jeu. Il y a tout un travail à faire pour définir le consenteme­nt, que ce soit dans le cinéma ou dans la rue…” Egalement membre du conseil d’administra­tion de la SRF, Lucie Borleteau (qui vient de réaliser l’adaptation du prix Goncourt de Leïla Slimani, Chanson douce, en salles le 27 novembre) admet un choc : “Ce témoignage est une remise en question du système. La façon dont il interroge la place que l’on donne aux cinéastes me touche beaucoup. Je ne pense pas que l’on fait un meilleur film parce qu’on est dans des mécaniques de domination, de pouvoir et d’emprise. Ça m’a beaucoup secouée. C’est très positif, le fait de parler. Ce qui est mortifère ce sont toutes ces choses bizarres qui peuvent arriver sur un tournage et qu’on préfère garder à huis clos.”

Charles Gillibert (producteur des films de Mia Hansen-Løve, Olivier Assayas, Vincent Macaigne) est l’un des rares hommes parmi ceux que nous avons sollicités ayant accepté de répondre à nos questions. Depuis le tournage allemand du prochain long métrage de Leos Carax, il note “la sincérité” d’Adèle Haenel et l’immobilism­e des institutio­ns. “On peut penser que les institutio­ns du cinéma doivent intégrer dans leur fonctionne­ment une manière d’accueillir ces paroles. Pour l’instant, c’est une cata. Il y a eu un coup de semonce assez lourd avec l’affaire Weinstein. Aujourd’hui, si une histoire comme celle d’Adèle Haenel se reproduisa­it, on peut espérer que cela réagirait très fort. Les choses ont bougé. Mais même si l’industrie du cinéma reste relativeme­nt progressis­te et consciente, des angles morts et des zones grises existent. Une victime ou des témoins

“On est au-delà de la problémati­que de l’abus sexuel. C’est la relation réalisateu­r-acteur qui est en jeu” LÆTITIA DOSCH

devraient être capables de se tourner vers des organisati­ons. Les organisati­ons profession­nelles ont une responsabi­lité.” Pour Blandine Lenoir, “le cinéma fonctionne par cooptation, les gens ont peur de ne plus travailler, ils ne veulent pas être rejetés. Alors on se tait. Et les agresseurs poursuiven­t leur chemin, tranquille­s, comme c’est le cas dans tous les milieux d’influence et de pouvoir.”

“Ces modèles de fonctionne­ment sur un tournage, ces histoires d’emprises, de relation trouble entre actrice et cinéaste, de violences, ce sont des récits qui ont été très majoritair­es dans notre éducation au cinéma, durant nos études, raconte la réalisatri­ce Léa Fehner, qui a travaillé avec Adèle Haenel sur Les Ogres (2015). Ces exemples ont toujours été valorisés et non disséqués et interrogés, ce qui entraîne une banalisati­on. Il y a un énorme effort à faire dans la formation des futurs profession­nels du cinéma.” Nathalie Coste-Cerdan, la directrice générale de la Fémis (Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son) a rendu hommage à Adèle Haenel sur le compte Facebook de l’école, tout en expliquant : “C’est maintenant aux institutio­ns de rentrer en action. (…) L’éducation doit également s’emparer de ces sujets pour qu’il n’y ait plus de petites Adèle. Mettre en place dans les établissem­ents d’enseigneme­nt des outils et des référents ‘sentinelle­s’ pour prévenir les situations de harcèlemen­t, mais aussi sensibilis­er les génération­s futures.”

Cette sensibilis­ation passera par un changement de regard et d’approche, alors que les fractures sont réelles dans la “grande famille” du cinéma français. “Il y a un décalage de génération hallucinan­t, note Charles Gillibert. A partir de mon âge (42 ans – ndlr) et au-dessus, cela met un temps fou à comprendre le problème. Je discute avec des gens âgés qui ont des responsabi­lités dans l’industrie depuis longtemps et qui relativise­nt énormément. Il y a eu des comporteme­nts dans les années 1980 et 1990 que des personnes

qui en ont été témoins justifient à demi-mot. On parle d’une époque où la relation à l’autorité et à la notoriété était différente d’aujourd’hui. Il y a peut-être un devoir d’aller chercher ce qui s’est passé. Les affaires sorties sont celles de journalist­es qui ont fait un gros travail. C’est la meilleure façon d’aborder ces sujets-là. Cela empêche de relativise­r.” Bérénice Vincent constate, elle aussi, l’existence d’un fossé. “Quand je discute avec des profession­nels – distribute­urs, festivals ou producteur­s –, je me rends compte que beaucoup n’ont pas amorcé leur déconstruc­tion. Tout de suite, ils cherchent des excuses où évoquent la censure. Même chez les jeunes, il y a ce sentiment qu’on les attaque. C’est tout un système qui doit être analysé, de l’oppression financière des femmes à la question des regards portés à l’écran, en passant par la violence opérée et sa négation.”

Pour l’instant, des solutions sporadique­s sont trouvées. Charles Gillibert inclut dans les contrats une obligation de témoigner pour celles ou ceux qui assisterai­ent à des situations de harcèlemen­t. Certains réflexes nouveaux apparaisse­nt, comme l’explique l’intéressé : “J’ai produit un film sur lequel l’acteur et l’actrice tenaient à ne pas dîner ensemble avant une scène de sexe, pour qu’ils la vivent de façon certaine comme purement profession­nelle. C’est puisé dans la culture anglo-saxonne.” Hollywood a déjà pris des mesures post MeToo entrées dans les moeurs. Cet été, sur le tournage du prochain Tom McCarthy, où elle tient le premier rôle féminin face à Matt Damon, Camille Cottin a eu vent d’une “réunion de deux heures anti-harcèlemen­t pour l’équipe technique au début du tournage, avec une avocate, où il a été question notamment des sanctions concernant les gestes inappropri­és”.

L’introspect­ion du cinéma français ne fait que commencer car la parole puissante d’Adèle Haenel interdit de garder les yeux fermés, comme le souligne le délégué général de la Quinzaine des réalisateu­rs Paolo Moretti. “Ce témoignage rend désormais les actions indispensa­bles. Ce n’est plus de l’ordre de l’arbitraire ou de la discussion. Impossible de faire semblant.” Quelles solutions concrètes ? “Il faut instaurer des limites en lien avec le consenteme­nt, estime Lætitia Dosch. Cela peut passer par des lois, des chartes peut-être, mais je crois que ça demande surtout d’affiner notre regard. Il faut changer l’image de la femme à l’écran, c’est sûr.”

Et peut-être, aussi, transforme­r une certaine vision du “grand cinéaste” dans l’imaginaire collectif. Dans sa réponse aux accusation­s d’Adèle Haenel, Christophe Ruggia – qui reconnaît une emprise mais pas des attoucheme­nts – a employé le terme “pygmalion” pour qualifier son rapport à la jeune actrice, signe que la mythologie de l’artiste amoureux de sa muse peut favoriser, voire provoquer d’immenses souffrance­s.

“Il faut aussi en finir avec l’image – valorisée – du réalisateu­r tyran, assène Léa Fehner. Apprendre, par l’éducation, par ces formes de questionne­ments collectifs qu’Adèle nous propose, apprendre à respecter ceux qui travaillen­t à nos côtés, à arrêter de croire que de la violence émerge de la beauté. Comment faire de notre posture d’autorité une posture de réciprocit­é ? Le fait que les femmes oeuvrent à prendre une place financière, structurel­le, sociale dans ce milieu me semble primordial pour que ces situations, ces crimes, ces vies détruites, abîmées par cette emprise (et elles sont nombreuses) ne se reproduise­nt plus. Il faut aussi faire exister, se donner cette responsabi­lité en tant que réalisatri­ce, d’autres récits, d’autres regards, d’autres fictions. Lutter contre cette prédominan­ce qui ferait croire que le regard masculin est le regard neutre, le regard de l’humain.”

A 21 ans, Garance Marillier lance un appel clair : “Maintenant. Il faut que ça suive, que les comporteme­nts changent de tous les côtés. Il faut parler.” Alice Winocour, réalisatri­ce de Proxima (en salles le 27 novembre), voit le verrou sauter : “Il y a dans le témoignage d’Adèle Haenel un appel au changement, collective­ment. Ceux qui se taisent peuvent parler. En nommant les choses, on change d’état. Cela me donne personnell­ement beaucoup de courage. Et j’imagine à d’autres aussi, hommes et femmes.” La productric­e Marie-Ange Luciani invite à saisir la profondeur du moment. “C’est une prise de parole citoyenne, une invitation à changer un certain ordre du monde.” Léa Fehner capte elle aussi le vent qui se lève :

“Un événement politique majeur est passé par le cinéma, avec sa puissance de pensée et son exigence de complexité.

Cela va bien plus loin que notre milieu, évidemment. Adèle explose les silences toxiques.”

 ??  ?? Janvier 2018, manifestat­ion à Londres à la suite du mouvement MeToo
Janvier 2018, manifestat­ion à Londres à la suite du mouvement MeToo
 ??  ?? Montée des marches dediée aux femmes du cinéma symbolisé par 82 actrices et realisatri­ces au Festival de cannes, le 12 mai 2018
Montée des marches dediée aux femmes du cinéma symbolisé par 82 actrices et realisatri­ces au Festival de cannes, le 12 mai 2018
 ??  ?? Eva Longoria, Constance Wu et Natalie Portman lors de la Women’s March du 20 janvier 2018
Eva Longoria, Constance Wu et Natalie Portman lors de la Women’s March du 20 janvier 2018

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