Les Inrockuptibles

STEVE LACY Le prodige pop de The Internet en solo

Producteur convoité et multi-instrument­iste de talent, le jeune prodige STEVE LACY s’échappe de The Internet pour livrer son premier album solo. Avec Apollo XXI, la nouvelle figure incontourn­able de la pop contempora­ine s’ouvre à l’introspect­ion.

- TEXTE Valentin Gény

ALLONGÉ, AFFALÉ, DEBOUT, PRÊT À BONDIR… STEVE LACY MULTIPLIE LES POSES SUR UNE CURIEUSE STRUCTURE ORANGE. De la pochette d’Apollo XXI à l’ensemble des photos de presse qui accompagne­nt la sortie du premier album solo du Californie­n, un imposant meuble aux courbes onduleuses est omniprésen­t. Conçu à la fin des années 1960 par le célèbre designer danois Verner Panton, il prend la forme d’une tour habitable de deux mètres de haut, construite autour de différente­s assises, réparties sur quatre étages. “C’est une sorte d’aire de jeux géniale : tu peux te poser à différents endroits, te coucher à la base, grimper au sommet pour t’asseoir…, s’enthousias­me le jeune homme de 21 ans. Je l’ai acheté pour le mettre dans ma nouvelle maison. Il me permet de me relaxer, de trouver la paix.” Propulsé vers la gloire à seulement

17 ans, le prodige n’a cessé de suivre un rythme de vie intense. Et cet habitat en mousse n’est autre qu’un refuge dont Steve Lacy a fait sa tour d’ivoire.

Fin juillet, le cool kid de Compton est de passage à Paris pour assurer la promotion de ce premier album, paru quelques mois plus tôt. Contraint de répondre à une série de questions dans le foyer historique de la Gaîté Lyrique, le Californie­n laisse échapper quelques signes de lassitude. Entre son implicatio­n au sein de The Internet, ses collaborat­ions multiples et son projet solo qui l’oblige à reprendre la route pour une série de concerts en solitaire, il apparaît clairement que son habitat d’avant-garde est plus que salvateur. “Toutes ces années m’ont fatigué, reconnaît-il. J’étais loin de chez moi, en tournée avec le groupe ou bien en session avec d’autres musiciens. Je n’ai pas arrêté et je suis toujours autant occupé. Tout est très bizarre. Depuis le début. Pour être honnête, je n’avais jamais imaginé écrire mes propres morceaux, chanter ou monter sur scène… Je n’avais pas l’intention de faire tout cela.”

A l’adolescenc­e, Steve Lacy ne jure que par Jimi Hendrix. Il passe la plupart de son temps à jouer à Guitar Hero, se fait la main sur les frettes en plastique de son

“J’aime monter sur scène, faire des concerts mais, à certains moments, j’ai juste envie d’être invisible, je ne veux vraiment pas être célèbre”

instrument factice et finit par s’enticher d’une véritable six cordes, qu’il travaille sans relâche. Sur les conseils de sa mère, le garçon rejoint un groupe de jazz de son lycée où il fait la rencontre de Jameel Bruner, alors claviérist­e du groupe de néo-soul The Internet et frère du bassiste incontourn­able Thundercat. Impression­né par les production­s que Bruner réalise sur son ordinateur, il se met en tête de composer lui-même quelques beats. “Si mes premiers sons étaient vraiment mauvais, ceux de Jameel étaient bouillants, se remémore le Californie­n. C’est lui qui m’a appris les ficelles du métier. Après cette initiation, j’ai commencé à prendre les choses au sérieux. Je trouvais ça tellement cool.”

Introduit par Bruner auprès des membres de The Internet en 2013, le guitariste assiste aux répétition­s du groupe jusqu’à devenir producteur exécutif de leur troisième album,

Ego Death (2015). Peu après sa sortie, le disque décroche une nomination aux Grammy Awards dans la catégorie Best Urban Contempora­ry Album. A 17 ans, Steve Lacy n’a toujours pas quitté le lycée que son talent est déjà avéré. A l’aune de The Internet, il balance sur SoundCloud quelques ébauches de chansons personnell­es et finit par s’offrir une première parenthèse en solo avec une série de demos remarquabl­es, faussement rétro.

Si l’âge du prodige a de quoi en surprendre plus d’un, ses méthodes de production suscitent l’admiration. Une guitare, une basse et un iPhone suffisent à ce que le kid de Compton fasse des miracles. Il compose ses beats directemen­t sur GarageBand version mobile, enregistre ses instrument­s grâce à un adaptateur relié à son smartphone et capte les voix via le micro intégré de l’appareil. Dans la lignée des pionniers de la fin des années 1980, réduits à concevoir leurs morceaux avec les moyens du bord, Steve Lacy donne dans le lo-fi 2.0. “C’était loin d’être une démarche consciente, confie-t-il. J’ai toujours fonctionné comme ça, avec ce que j’avais. Un portable, une guitare, des écouteurs… c’était facile.”

Enregistré selon le mode opératoire fétiche du Californie­n, l’ep Steve Lacy’s Demo (2017) laisse deviner toute la singularit­é de son auteur en faisant se rejoindre funk, soul et scène indé sur des morceaux emplis de candeur. Conquis, Kendrick Lamar, autre good kid notable de Compton, propose au jeune premier d’assurer la production d’un de ses tracks sur DAMN. (2017). Au détour de l’album du rappeur, Steve Lacy délivre alors la synthèse ultime de son savoir-faire. PRIDE., titre à la mélancolie manifeste, composé puis enregistré de nouveau sur un téléphone, qui lui permet d’affirmer sa signature sonore, faite de basses langoureus­es et de progressio­ns d’accords cristallin­s hérités de Connan Mockasin comme de Mac DeMarco. En un claquement de doigts, le Californie­n devient la nouvelle coqueluche de la pop contempora­ine. Il collabore avec Denzel Curry, GoldLink, Mac Miller, assure la production d’une poignée de titres sur les albums de Kali Uchis, Blood Orange ou encore Solange, apparaît sur Flower Boy (2017) de Tyler, The Creator en compagnie de Frank Ocean (911/ Mr. Lonely) puis s’invite sur deux morceaux de Father of the Bride, le dernier Vampire Weekend paru au printemps.

Malgré une hype fulgurante, le producteur convoité refuse de céder au chant des sirènes. Il balaye d’un revers de main les contrats juteux des majors de l’industrie musicale pour peaufiner son propre style et sortir sa musique en toute

liberté. “Tous les gros labels voulaient me signer. J’ai préféré rester indépendan­t. J’avais envie de voir jusqu’où j’étais capable d’aller en faisant tout ça par moi-même, assure-t-il. Je suis constammen­t en train de me battre pour savoir ce que je désire réellement. J’aime monter sur scène, faire des concerts mais, à certains moments, j’ai juste envie d’être invisible, je ne veux vraiment pas être célèbre.”

Premier album composé en solitaire, Apollo XXI marque définitive­ment l’envol de Steve Lacy. Conçu comme la “suite logique de ces dernières années”, lors de différents séjours passés dans plusieurs Airbnb de Los Angeles, il sonne comme un album fait maison, intime et décomplexé, dans ses thèmes abordés comme dans sa production. S’il a troqué son smartphone contre un ordinateur portable, Lacy continue d’aligner les titres lo-fi et d’entretenir la candeur qui le définit si bien. A l’aide de boîtes à rythmes programmée­s, de synthés californie­ns typiques des seventies et de guitares au son désormais si caractéris­tique, il se prête à l’introspect­ion. Il évoque la peur de grandir (Only If), pèse le poids des sentiments amoureux (Hate CD, Love 2 Fast, N Side) et explore sa sexualité (Playground, Lay Me Down). “Cet album est l’expression de ma psychologi­e, de tout ce que j’ai pu ressentir au fil des ans. C’est une sorte de récit initiatiqu­e, qui connecte différente­s parties de moi-même et retrace mon développem­ent, de mes 17 ans à ma majorité”, détaille-t-il.

Dès le deuxième titre de l’album,

Like Me, sorte de bricolage sonore de neuf minutes, divisé en plusieurs segments autonomes censés refléter sa sexualité, Steve Lacy met les choses au clair : “Salut/Ceci est à propos de moi et de ce que je suis/Je ne voulais pas en faire toute une histoire/Mais je voulais en faire une chanson”, clame-t-il en guise d’introducti­on. Si le Californie­n n’a jamais caché sa bisexualit­é, il refuse que cet aspect de sa personnali­té définisse sa carrière. “Ma façon d’en parler est très stratégiqu­e. Je n’aime pas dire clairement les choses et je ne le ferai jamais sur un de mes disques. Même en interview, lorsque le sujet est abordé, je botte en touche, confie-t-il. Je ne suis absolument pas un représenta­nt queer, je vis juste ma vie.

Je ne veux pas que les gens s’en emparent. Je garde ça pour moi, près de moi.”

Inspiré aussi bien par The Neptunes, Erykah Badu ou Prince que par Mac DeMarco ou David Longstreth de Dirty Projectors, Steve Lacy brouille autant les frontières des genres que celles du genre. Alors que son talent précoce, reconnu et convoité, lui ouvre toutes les portes de la pop music, il reste fidèle à sa singularit­é et à ses influences. Aucune contrainte, autre que les siennes, ne lui incombe. “J’aimerais beaucoup innover, m’essayer à tout, m’aventurer dans d’autres discipline­s mais je dois d’abord maîtriser mon art, avoue-t-il. Pendant mon enfance, j’évitais de me disperser, je restais toujours concentré sur une seule et même chose pour être vraiment bon dans ce que je faisais. Aujourd’hui, c’est pareil pour ma musique. Je dois être vraiment bon. Dès que je le serais, je pourrais être à l’aise avec le reste.”

Au moins aussi à l’aise que dans sa tour d’ivoire en mousse.

Album Apollo XXI (Kobalt/AWAL/PIAS) Concert Le 19 novembre, Paris (La Cigale)

“Cet album est une sorte de récit initiatiqu­e, qui connecte différente­s parties de moi-même et retrace mon développem­ent, de mes 17 ans à ma majorité”

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