Les Inrockuptibles

ABNOUSSE SHALMANI Portrait d’une autrice libre, métèque revendiqué­e

Née en Iran en 1977, en France depuis 1985, ABNOUSSE SHALMANI propose un Eloge du métèque. Un essai dans lequel, à travers les figures de Romain Gary, Salman Rushdie et d’autres, elle vante l’identité indéfinie comme gage de liberté.

- TEXTE Léonard Billot

“JE SUIS UNE GRANDE GUEULE.” C’EST LA PREMIÈRE CHOSE QU’ABNOUSSE SHALMANI NOUS DIT D’ELLE.

Ça remonterai­t au ta’ârof, cet art complexe de la politesse que l’on inculque aux jeunes iranien.ne.s dès le berceau. Un truc “exaspérant”. Alors, depuis toute petite, cette rousse au débit mitraillet­te a besoin “de dire”. C’est pour ça qu’elle écrit. Son troisième livre, Eloge du métèque vient de sortir. Dans une France obsédée par les questions identitair­es, il sonne comme une ode à la liberté et à la création.

Née en Iran en 1977, deux ans avant la révolution islamique, cette intellectu­elle féministe fascinée par la littératur­e libertine du XVIIIe siècle se dit également “réfractair­e à toute forme de dogme ou de moralité”. Une réaction encore à sa jeunesse sous le joug des mollahs. Elle aime raconter cet épisode où, écolière de 6 ans à qui l’on colle un voile qui la gratte, elle s’est “foutue à poil et a traversé la cour de récré toute nue, pourchassé­e par les maîtresses en tchador”.

Un goût pour la provoc qui lui a souvent joué des tours. Comme en 2018, quand elle signe avec Sarah Chiche et Catherine Millet la tribune sur la “liberté d’importuner”. Aujourd’hui, Abnousse Shalmani concède que le texte était maladroit. A titre perso, elle pensait dès le départ que les lignes sur “le droit d’importuner” ou les “frotteurs du métro” n’avaient rien à faire dans cette histoire. Mais la majorité l’a emportée. Aujourd’hui, elle reste néanmoins opposée à la justice des réseaux et à l’atmosphère de délation qui régnait alors. “Peut-être parce que je viens d’un pays où j’ai vu des gens dénoncer leur voisin.”

En Iran, très vite la guerre avec l’Irak rend l’air encore plus irrespirab­le. La famille Shalmani – bourgeoise, intello tendance coco – décide de quitter leur terre, leurs tombes et leurs voiles. Direction Paris. Statut : réfugiés. Débarquée dans la capitale en février 1985, la petite Abnousse qui ne parle pas un mot de la langue de Molière, se souvient d’un “grand flou”. Et de la place de la Bastille aussi. Une autre Révolution, sans “barbus” celle-ci. La famille s’installe dans un quarante mètres carrés rue de la Roquette. Le déclasseme­nt est violent. Mais le goût de la liberté retrouvée n’a pas de prix. Abnousse Shalmani découvre Victor Hugo et Madonna. Elle se rêve un peu les deux. Plus tard, ce sera Pierre Louÿs, Dominique Bona, Marilyn French et bien sûr Sade.

A cette époque, au lycée Victor-Hugo dans le Marais, ses camarades l’interrogen­t : est-elle française ? est-elle iranienne ?

“Aucune des deux, répond l’adolescent­e, je suis une métèque.”

En rupture avec son pays d’origine. Mais aussi avec sa communauté d’origine. La famille Shalmani fréquente assez peu les autres iraniens exilés.

Aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, Abnousse Shalmani assure que c’est de là qu’est né Eloge du métèque, son panthéon de grands déracinés inspirants, de Romain Gary à Salman Rushdie. Héros errants qui la relient à son identité mouvante. Après le pamphlet anticléric­al et féministe Khomeiny, Sade et moi (Grasset, 2014) puis Les exilés meurent aussi d’amour (Grasset, 2018) sur la naissance du désir et le poids de l’exil, l’autrice se souvient que ce sont les questions des lecteurs, échos aux interrogat­ions de sa jeunesse, qui ont servi de déclic.

Tombé en désuétude, sali par les théories nationalis­tes de Maurras et Barrès qui en ont fait une insulte, le terme de “métèque” plaît à Abnousse Shalmani qui voit dans son éloge une manière de réhabilite­r cette figure transgress­ive à la liberté authentiqu­e, à la créativité inspirante : “Je crois que c’est important de se souvenir que le métèque, depuis la nuit des temps, amène avec lui l’art et la culture. Aujourd’hui, on est là à se boucher le nez devant tout ce qui ressemble à l’étranger, mais on oublie tout ce que les musées d’ici doivent à l’art métèque. C’est indispensa­ble de s’en souvenir. Surtout en ce moment.”

Hasard ou ironie du calendrier, la sortie de ce nouveau livre correspond effectivem­ent au retour de l’hystérie collective autour de la question du voile. Féministe, anticléric­ale, Abnousse Shalmani a toujours tenu un discours clair contre le hijab litigieux. En Iran, elle a vu sa mère battue et traitée de pute pour un voile mal ajusté.

Aujourd’hui, néanmoins, elle refuse de céder à la frénésie de l’avis à tout va, préfère constater l’échec du débat : “Ça fait trente ans qu’on en parle en France, et trente ans qu’on en parle mal. On veut en faire un débat franco-français. Comme si ça ne dépassait pas nos frontières, c’est complèteme­nt con.” Alors elle invite à regarder un peu plus loin que le bout de notre hexagone et surtout à relire l’histoire et les 6 236 versets du Coran.

Son Eloge du métèque aussi, évidemment.

Eloge du métèque (Grasset), 198 p., 18 €

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