Les Inrockuptibles

PIERRE CRETON Rencontre avec un cinéaste, ouvrier agricole humaniste à l’univers unique

- TEXTE Gérard Lefort PHOTO Lucile Boiron pour Les Inrockupti­bles

PIERRE CRETON est cinéaste, ouvrier agricole et profondéme­nt humaniste. On lui a rendu visite chez lui, en pays de Caux, pour évoquer son film, Le Bel Eté. On y suit un migrant guinéen, qu’il accueille dans la vraie vie. Une vie que son art restitue de façon lumineuse.

SUR LE QUAI DE LA GARE DE BREAUTÉ-BEUZEVILLE, ENTRE ROUEN ET LE HAVRE, ON RECONNAÎT PIERRE CRETON, CINQUANTEN­AIRE MASSIF ET BARBU, puisqu’on l’a déjà vu, lui ou ses doubles, dans quelques-uns de ses films, dont le dernier, Le Bel Eté. Mais il a par contre du mal à nous identifier, puisque lors d’un échange préparatoi­re à cette rencontre, on lui avait imprudemme­nt promis que l’on surgirait du train travesti en sanglier, juste hommage à Va, Toto ! (2017) qui narrait l’adoption par une dame “indigne” d’un puissant mammifère de cette espèce. Mais le devenir animal étant en grève, c’est habillé en normal que l’on est arrivé de Paris. Pierre Creton exprime en souriant sa déception : “Je m’attendais à quelque chose de plus velu.” Le bestiaire est pourtant au rendez-vous puisque le réalisateu­r du Bel Eté, est venu, surprise délicate, accompagné d’une de ses actrices principale­s : la chienne Ordet (Orphée dans le film), adolescent­e chaleureus­e et démonstrat­ive dont on soupçonne que dans le coffre arrière de l’automobile de Pierre Creton, elle n’est pas tout à fait à sa place habituelle, c’est-à-dire à côté du chauffeur, voire sur ses genoux. Elle grognasse sa déconvenue et probableme­nt sa curiosité de sentir dans l’habitacle un inconnu.

En la douce compagnie d’Ordet et de son “maître”, en route pour Vattetot, bourgade distante de quelques kilomètres, où Pierre Creton habite et où il a tourné pratiqueme­nt tous ses films, et singulière­ment à l’été 2018, Le Bel Eté. Mais en cette fin d’octobre, l’été a disparu. Il crachine, la campagne normande est brumeuse et incertaine. Mais comme le nom complet de Vattetot est Vattetot-sur-Mer, Pierre Creton demande, comme pour dégager l’horizon : “On va voir la mer tout de suite ?”

La propositio­n n’est pas touristiqu­e. La mer, en l’occurrence la Manche, est un des fonds de toile du Bel Eté, toujours cadrée comme une échappée belle.

Par une valleuse qui a creusé sa brèche entre les falaises nous y voilà : une petite plage de galets surplombée par quelques villas. Comme toutes les chiennes de son jeune âge, Ordet y batifole à l’envi, renifle n’importe quoi, court après un bout de bois que lui jette Pierre Creton, menace de pisser sur un sac à dos provisoire­ment abandonné par des promeneurs. Observant le manège de son Ordet, Pierre Creton n’est pas inquiet : “Si c’était un mâle, ce serait déjà fait, facile de lever la patte, mais les femelles ont d’autres délicatess­es, elles ne font pas pipi n’importe où et qui plus est discrèteme­nt accroupies.”

La mer est haute, grise, agitée et ne donne pas envie d’y tremper ne serait-ce que la main. Pourtant, sans qu’on sache très bien s’il s’agit d’une blague, Pierre Creton dit qu’il regrette de ne pas avoir pris son maillot de bain. Quand on se met à parler technique et manières de faire du cinéma, ce paysage se métamorpho­se en un cadre. “On a tourné Le Bel Eté avec une caméra légère.” Il donne son prix, 800 euros, et son nom, Blackmagic Pocket. Sans qu’il soit besoin de traduire, tout est dit des magies noires de Pierre Creton : petits moyens au départ et grands effets à l’arrivée. Et zrac !, c’est dans la pocket en effet.

Une imposante demeure est nichée à flanc de coteau. Qui habite là ? “C’est la maison de mon médecin. Il me soigne et en échange je lui coupe les cheveux.” Pierre Creton est donc coiffeur intermitte­nt. Ce qui ne surprend guère puisqu’on le sait aussi ouvrier agricole, apiculteur, jardinier, dessinateu­r, plasticien, et, dirait-on, “par ailleurs”, cinéaste, ayant à son actif depuis 1994, vingt-deux films, courts ou longs, documentai­res et fictions. On va bientôt tester que ce “par ailleurs” n’en est pas un. Quelques minutes plus tard à l’heure du déjeuner, in situ, son jardin, son potager, ses arbres fruitiers (fatalement en ce pays de Caux, des pommiers), sa vigne boulottée par une invasion de frelons asiatiques, ses quinze ruches menacées par cette même “saloperie” (“mais il y a pire calamité, dit-il, tous les pesticides invisibles qui nous cernent”), sa basse-cour, ses animaux plus ou moins domestique­s (chien, chat, chèvre…), sa maison modeste, toutes choses dont il ne dira jamais qu’elles sont sa propriété.

On reconnaît tout ce qu’on a déjà vu dans Va, Toto ! ou Le Bel Eté, et pourtant débute alors une singulière performanc­e, un trouble plus mental que visuel. On est chez lui, on est chez nous. On est bel et bien ici, on est tout aussi sûrement autre part. Pour preuve, quelques impromptus : une ânesse en liberté, autre actrice du Bel Eté, répondant au prénom de Gilberte et remplaçant­e d’une autre ânesse, disparue, qui elle s’appelait fatalement Albertine. Ou encore, fondu dans le végétal, un totem métallique, sculpture réalisée par Vincent Barré, son compagnon et coscénaris­te du Bel Eté avec Mathilde Girard. On picore aussi des cynorhodon­s, fruits de quelques rosiers rustiques.

A table ! Au menu une soupe délicieuse (cresson et céleri-rave) et une brandade succulente, le tout arrosé de cidre qu’il faut boire vite avant qu’il ne s’oxyde. Tout est fait maison. Comme ses films. Divaguons un brin. Il semblerait

que dans le secteur de Vattetot, on peut trouver des poudingues, roches sédimentai­res constituée­s de débris arrondis, la plupart du temps d’anciens galets, des congloméra­ts liés par une sorte de ciment. Les films de Pierre Creton sont des poudingues où s’agglomèren­t des pensées, des désirs, des amitiés, des amours, cimentés par le bien commun du mieux vivre avec les autres. En l’espèce, dans Le Bel Eté comme dans la vie de Pierre Creton, l’accueil de jeunes migrants africains, rescapés de leur long périple vers le “paradis” français. Des vivants sont là, mais des morts aussi. Depuis une dizaine d’années, Pierre Creton habite la maison de Jean Lambert, un paysan décédé en avril 1999. “L’année de l’éclipse”, précise-t-il à voix basse. “J’avais 30 ans et lui 62. C’était mon voisin, nous passions de longues heures à bavarder, lire des romans et des poésies. A ne rien dire aussi.” Après sa mort, il consacra un court métrage à Jean Lambert, L’Heure du berger. Le Berger en question n’est pas celui que l’on croit. C’est le nom d’un apéritif anisé que Jean Lambert prenait à deux heures précises de la journée, sonnées par les cloches de l’église toute proche de Vattetot : midi et sept heures.

La maison serait-elle hantée ? “Je sens plutôt des présences bienveilla­ntes, celles de

“Je ne vois pas comment je pourrais travailler autrement. Fabriquer un film, ou bêcher la terre, ou recueillir le miel, ou soigner les bêtes, c’est le même quotidien”

Jean en particulie­r qui continue à m’habiter et m’inspirer par sa simplicité même. A son enterremen­t, j’ai lu un extrait d’un livre de Cioran, désespérém­ent drôle.” Que reste-t-il matérielle­ment de Jean ? “Presque rien, ses filles ont décidé après sa mort de tout effacer de lui. Mais elles n’ont pas pu emporter la radio, trop lourde.” Un monumental poste de radio en effet, de la marque Grundig, sorte de buffet qui en impose dans cette maison où le mobilier est réduit au strict suffisant : une armoire, une table, quelques chaises, un poêle à bois et dans une pièce adjacente au “séjour”, un lit, un petit bureau. Aux murs, rare ornement, une série de photograph­ies en noir et blanc, réalisées par Pierre Creton : des maisons banales où il a imprimé des noms : Goethe, Nietzche, Darwin et, tiens !, Aby Warburg, historien de l’art et auteur d’un célèbre Atlas Mnémosyne, auquel le philosophe Georges Didi-Huberman, ami par ricochet de la “famille” Creton, consacra il y a quelques années une exposition. Dans la mythologie grecque, Mnémosyne serait la fille du Ciel (Ouranos), de la Terre (Gaïa) et est la déesse de la mémoire. Elle aurait inventé les mots et le langage de toutes choses. Sur le pas de sa porte où il nomme cinématogr­aphiquemen­t bien des choses, Pierre Creton serait-il un fils de Mnémosyne ?

Un bruit sourd à la fenêtre.

C’est un oiseau égaré qui a heurté la vitre. “J’espère qu’il ne s’est pas fait trop de mal”, s’inquiète Pierre Creton. Au moment du dessert (une tarte aux pommes), on frappe à la porte. C’est Amed Kromah, jeune guinéen qui joue pour ainsi dire le rôle de sa vie dans Le Bel Eté, celui d’un migrant forcé, hébergé dans la maison de Pierre Creton avec l’aide de l’associatio­n Des lits solidaires dont la devise est à graver au fronton de nos vies souvent indifféren­tes : “Accueillir et redonner de la dignité.” Amed sort de son apprentiss­age dans un restaurant tout proche dont les patrons n’ont guère hésiter à lui donner du travail. Pierre Creton : “C’est sur ce terrain de l’hospitalit­é qu’on doit de se démener. J’ai des voisins qui votent Front national et qui le disent. Mais ça ne les empêche pas de trouver Amed sympathiqu­e et de le dire aussi. Moi-même je viens d’une famille de petits commerçant­s d’extrême droite. Mon père était marchand de vélos. Il disait ‘les bougnoules’. Il est mort, ma mère est toujours là. Je l’ai abonnée à Télérama, et depuis je sens qu’elle vacille un peu dans ses conviction­s.”

Amed est tout sourire quand on lui dit que la tarte aux pommes est bonne. Car c’est lui qui l’a faite. Il dit aussi qu’il aurait préféré travailler dans une ferme, avec des animaux. Mais il dit aussi que c’est trop froid la ferme, “trop froid pour les pieds”. Un nuage de tristesse lui voile le visage, il regarde par la fenêtre. Pierre Creton nous dira après son départ que cette tristesse lui vient de beaucoup plus loin. Son voyage à travers l’Afrique, son arrivée en Libye où il fut vendu comme esclave, sa traversée cauchemard­esque de la Méditerran­ée, puis l’Italie, la France. Et l’on songe alors que la mer, si chère, si belle et si présente au coeur des films de Pierre Creton est aussi, en Méditerran­ée ou dans la Manche, un océan de cadavres.

De temps en temps, la conversati­on est interrompu­e par la sonnerie du téléphone. Ce ne sont pas des parenthèse­s mais la continuité de ce qui s’est déjà dit quand on devine qu’il s’agit pour Pierre Creton et ses interlocut­eurs de débrouille­r un nouveau tracas administra­tif qui menace la présence d’Amed et de ses copains, en tout sept adolescent­s accueillis dans la commune de Vattetot. Amed dit qu’il a beaucoup ri à la première projection en public du Bel Eté : “Ça fait drôle de se voir.” Quand on lui demande si on peut le prendre en photo, il accepte, toujours tout sourire, mais s’inquiète de sa mise.

“Ça ira comme ça ?” Oui, ça ira gentil Amed, parce que c’est votre gaîté encouragea­nte que l’on veut photograph­ier.

Pierre Creton raconte alors que c’est justement la joie et l’énergie qui l’ont sidéré quand il s’est rendu fin 2016 à la “jungle” de Calais. “On était parti là-bas avec un sac de 50 kilos de patates et des pots de miel. On s’attendait à beaucoup de misère. La misère était au rendez-vous. Mais aussi, de la part des autochtone­s de la ‘jungle’, une joie et une énergie incroyable­s. La vie était là, juste là. Je suis aussi venu à Calais pour filmer la ‘jungle’ lors de son deuxième démantèlem­ent. Ces images ont servi dans L’Héroïque Lande (la frontière brûle), le documentai­re sur la ‘jungle’ de mes amis Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz.” Ces mêmes images grises sont aussi insérées au début du Bel Eté. Pour contrarier l’optimisme du titre. Pourtant à en croire Pierre Creton, et Amed le confirme, là encore sur un sujet grave, le tournage fut d’une grande gaîté : “A l’été 2018, coup de bol, il a fait exceptionn­ellement beau. On tournait dans la journée, on riait beaucoup, et le soir on buvait et on dansait. Plus tard, je montais à l’étage de la maison pour monter le film sur mon ordinateur avec les moyens rudimentai­res mais suffisants de Final Cut. Tout était très écrit de ce qu’on allait tourner mais avec cette liberté que doit permettre toute écriture, la liberté de l’improvisat­ion sur le tas, à l’écoute des aléas.” On lui demande si dans une scène où, divine surprise, apparaît Mathieu Amalric en réparateur de vélomoteur­s et radiesthés­iste (apparition littéralem­ent gratuite), son geste de heurter l’abat-jour d’une suspension lors d’une séance de palpations sur le torse d’un des personnage­s était prévu au programme. Réponse, un léger sourire en coin : “Pas vraiment mais Mathieu a instantané­ment intégré cet incident à son jeu. Bien entendu, j’ai gardé la prise.”

C’est la méthode des tournages de Pierre Creton : une solution de continuité entre le temps de la vie et le moment de l’art. “Je ne vois pas comment je pourrais travailler autrement. Fabriquer un film, ou bêcher la terre, ou recueillir le miel, ou soigner les bêtes, c’est le même quotidien. Les idées viennent des lectures, des musiques, et bien entendu des rencontres. Avec toutes celles et tous ceux qui sont mes amis ou mes amours, qui parfois ne font que passer mais qui comptent.”

C’est le projet Creton : inventer des zones de turbulence­s humaines, des territoire­s d’un imaginaire matérialis­te où il est en effet tout fait possible qu’on puisse être à la fois, et entre autres, paysan et cinéaste, terrien en somme.

Et en groupe par pitié ! Les phalanstèr­es cinématogr­aphiques inventés par Pierre Creton et ses amis, presque tous acteurs amateurs, relèvent ce que la philosophe Isabelle Stengers appelle “l’intelligen­ce collective”, “où l’on voit qu’un individu, une subjectivi­té, ça ne vaut pas grand-chose indépendam­ment de ce qui l’a nourrie, de ce qui l’oblige aussi. On ne fait pas n’importe quoi dans un groupe, dans un collectif”.

Ce qui n’empêche pas une certaine solitude. “Ce que je recherche, dit Pierre Creton, c’est une qualité de solitude qui paradoxale­ment reste ouverte à tout : les livres, la poésie, les animaux, les fleurs. Etre quelque part pour être ailleurs, être chez soi pour être aux autres.” Autrement dit, toujours par Isabelle Stenger : “Reconnaîtr­e de la vie par où elle passe et essayer de faire sentir ce passage à d’autres.” Le Bel Eté est comme filmé à l’aune de ce projet encouragea­nt. Mais tournant sans cesse sur place Pierre Creton ne craint-il pas un jour de tourner en rond ? Pas d’inquiétude par procuratio­n, son prochain film se situera dans un village des Alpes, en hiver.

La nuit tombe, il va falloir partir alors qu’on serait bien resté. Mais foin d’utopie mal placée ou larmoyante. Quand on aime bien, tout est affaire d’écarts et de reculs. Comme dans Le Bel Eté où la place du spectateur est celle la caméra, ni trop près, hystérique, ni trop loin, froide et anthropolo­gique. Puisque l’on a bien compris que pour Pierre Creton la vie et le cinéma habitent la même maison, il est hors de question que l’on quitte la sienne, qui fut la nôtre pendant toute une journée, sans un présent : un pot de miel, “récolte de l’année”, précise notre hôte. Cher Pierre Creton, vous imaginez bien que l’on pas attendu d’être arrivé à Paris pour y plonger les doigts.

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 ??  ?? A Vattetot-sur-Mer, le 31 octobre
A Vattetot-sur-Mer, le 31 octobre
 ??  ?? Amed Kromah, jeune guinéen ayant fui son pays, joue dans Le Bel Eté le rôle d’un migrant hébergé dans la maison de Pierre Creton (à droite)
Amed Kromah, jeune guinéen ayant fui son pays, joue dans Le Bel Eté le rôle d’un migrant hébergé dans la maison de Pierre Creton (à droite)
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