CAHIER CRITIQUES
Le duo anglais s’était lancé un défi fou : proposer de la musique inédite en continu pendant cinquante-deux semaines. Bonne nouvelle, le pari a été tenu et UNDERWORLD en est sorti sublimé.
À LA TOUTE FIN OCTOBRE,
LE PUBLIC DU CENTRO DE EVENTOS AUTOPISTA NORTE, À BOGOTÁ, a profité d’un concert exceptionnel d’Underworld. Comme à chaque fois qu’ils montent sur scène, les vétérans de la techno anglaise ont dû livrer un live chargé en énergie mais, en plus, ils fêtaient un anniversaire, celui de Drift, projet lancé le 1er novembre 2018 avec cette promesse folle : proposer sur son site chaque jeudi et pendant cinquantedeux semaines de la musique inédite, souvent accompagnée d’une vidéo. Quelques heures avant leur prestation face à leurs fans colombiens, Rick Smith, compositeur et maître des machines, témoigne : “Oui, aujourd’hui c’est un jour spécial, nous sommes heureux d’avoir respecté notre parole.” Ce soulagement efface les déboires passés.
Rick se souvient ainsi, au printemps dernier, déjà en Colombie, avoir connu une intense période de doute. “Je me sentais déprimé. Cette semaine-là, nous n’avions pas de morceau assez bon à mettre en ligne. On a décidé d’oublier nos craintes le temps du concert du soir et, finalement, This Must Be Drum Street a surgi après quelques heures de travail dans nos chambres d’hôtel. Entre le sentiment de déprime et la joie ressentie devant l’accueil réservé au morceau, ça a été un ascenseur émotionnel.” Karl Hyde, chanteur et l’autre tête pensante d’Underworld, rebondit : “La dimension cruciale de Drift est le temps. Nous n’en avions pas assez pour glander, tout le projet reposait sur nos compétences. Nous devions aller vite pour trouver la solution à tous nos problèmes – à commencer par la nécessité d’avoir du neuf chaque semaine. Quand tu disposes d’aussi peu de temps, il n’y a de la place que pour l’honnêteté.”
Qu’est-ce qui a poussé ces sexagénaires à se dépasser ainsi ? D’abord, l’envie de couper avec le cycle trop pépère selon lequel un groupe doit rester des années en studio avant de partir en tournée puis inlassablement répéter ce programme. “Drift a été le moyen d’être en contact direct avec le monde entier, sans traducteurs, estime Karl Hyde. Ça nous a permis d’améliorer notre communication directe et ça a été phénoménal de recevoir des réponses aussi directes que celles que l’on obtient sur scène.” Si le projet a reposé sur sa vitesse de pensée et d’exécution, sa gestation a été encore plus courte et rapide. “C’est seulement trois semaines avant son lancement que nous avons bouclé le concept initial, se souvient Rick. Nous n’avons pas réfléchi au moindre détail avant de nous lancer, nous avons sauté direct dans le grand bain.” Le nom de code de cette entreprise a, lui, été soufflé par le drift, ce sport automobile – popularisé au ciné par Fast and Furious : Tokyo Drift – où les pilotes, vrais maîtres du dérapage contrôlé, font glisser leur véhicule d’un côté de l’autre de la piste.
Karl Hyde, rêveur, commente : “Voir leurs puissantes machines évoluer, c’est comme assister à des sortes de ballets.” Rick Smith estime que le duo a aussi emprunté au
drift sa philosophie. “En assistant à des compétitions, on s’est rendu compte combien ceux qui pratiquent ce sport sont solidaires et généreux. Ils se refilent des roues, viennent au secours des autres quand leurs moteurs pètent. Ce qui leur importe c’est d’être ensemble et connectés, ils sont entourés d’électricité, de rythme et d’énergie.” Il suffit de voir la vidéo immersive de Another Silent Way – tournée lors d’une compétition – pour s’en rendre compte. Quant à l’aspect collectif de Drift, il est évident. D’abord, la trentaine de films n’existerait pas sans le réalisateur Simon Taylor et la structure Tomato cofondée par Karl et Rick.
“Il existe une vraie conversation entre notre musique et le cinéma”, estime Karl. Rick précise : “Cette collaboration avec Tomato, je la vois comme un muscle que l’on devait davantage exercer.”
Drift a aussi constitué l’occasion de croiser le chemin de musiciens venant d’horizons différents comme le trio jazz australien The Necks que l’on entend sur Altitude Dub (et sa version Continuum de plus d’une demi-heure). Plus surprenant, par le biais d’un ami commun, Underworld a sollicité Aditya
“Quand tu disposes d’aussi peu de temps, il n’y a de la place que pour l’honnêteté”
KARL HYDE
Chakrabortty le journaliste du Guardian spécialisé dans l’économie qui tient la rubrique The Alternatives. “L’époque actuelle est sans doute la pire que j’aurai connue durant ma longue vie, explique Rick. L’idée était qu’Aditya nous envoie des idées qui donnent espoir en l’avenir. Karl, en les intégrant dans les paroles de Soniamode, a transformé les mots d’Aditya en une célébration de ces gens invisibles qui se prennent en main plutôt que d’attendre que les gouvernements résolvent leurs problèmes.”
Un an après son lancement, Drift va avoir droit à une sortie événementielle. D’abord, un album simple titré Sampler, avec les dix titres les plus pop ( Schiphol Test, STAR), va résumer l’affaire pour les plus pressé.e.s. “Il s’agit d’une introduction, une bonne porte d’entrée avant de découvrir le monde plus vaste de Drift. Mais le vrai album, il s’agit de ce que l’on trouvera dans le coffret, tous les morceaux, un Blu-Ray avec les films, un livre…”, considère Rick. La cinquantaine de morceaux réunis y va du dub à la fantaisie vocale ( A Moth at the Door) en passant par des sous-genres electro. “Drift nous connecte étroitement avec le monde d’Underworld, avec tout ce que nous avons fait du plus accessible au plus ésotérique, que ça soit de la techno, des musique de film, des pièces de théâtre…”, conclut Karl. Régénéré par cet exercice, le duo compte bien prolonger l’expérience. “Pour la seconde série, nous imaginons déjà des road-trips et des collaborations avec des gens que l’on connait depuis longtemps comme Laurent Garnier.”
Drift Series 1 – Sampler Edition
(Smith Hyde Production/Caroline/Universal) Drift Series 1 – Boxset (Caroline), le 22 novembre