Les Inrockuptibles

LA COMBATTANT­E

La prise de parole puissante d’ADÈLE HAENEL va-t-elle entraîner des changement­s dans le milieu du cinéma français ? Actrices, réalisatri­ces et producteur.trice s’expriment dans notre enquête.

- TEXTE Marilou Duponchel et Olivier Joyard PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles

ADÈLE H. EST BIEN LE NOM DES GRANDES HÉROÏNES DU CINÉMA FRANÇAIS. Il y eut la première, fictionnel­le et tragique dans le film de François Truffaut ( L’Histoire d’Adèle H., 1975). Il y a désormais la seconde, réelle et lumineuse, Adèle Haenel. Celle qui a fracassé dix-huit ans de silence en révélant via l’enquête menée par Mediapart le harcèlemen­t, les agressions sexuelles et l’emprise qu’elle aurait subi.e.s de la part du réalisateu­r de son premier film Les Diables (2002), alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans. Christophe Ruggia est désormais sous le coup d’une enquête d’initiative – c’est-à-dire sans dépôt de plainte – ouverte par le parquet de Paris. Mais Adèle H. est bien le sujet, dont la colère, l’intelligen­ce et la probité morale ont saisi les spectateur.trice.s lors de son interventi­on filmée dans les locaux du média en ligne, lundi 4 novembre, où elle expliquait notamment ceci : “La question, ce n’est pas tant moi. (…) Je voudrais renvoyer ce qui m’est arrivé dans l’espace public parce que je pense que cela peut vraiment libérer d’autres paroles. Et quand on parle de paroles, on ne parle pas juste des mots, on parle de la vie des gens. (…) Aujourd’hui, c’est une responsabi­lité. Je suis en mesure de le faire, j’ai un confort matériel, des alliances, qui font que je ne suis pas dans la même précarité que la plupart des gens à qui cela arrive. (…) Je veux leur dire qu’ils et elles ne sont pas seul.e.s.”

Dans les jours qui ont suivi, le souffle puissant de la comédienne doublement césarisée – pour Suzanne en 2014 puis pour Les Combattant­s en 2015 – a provoqué une onde de choc que les personnes de l’industrie que nous avons interrogée­s ont ressentie dans leur chair, comme si le cinéma, à travers la parole

d’une grande actrice, avait retrouvé subitement sa pertinence majoritair­e, sa capacité d’action sur la société. Encore à l’affiche de Chambre 212 de Christophe Honoré, Camille Cottin témoigne en ce sens : “Je pense que le moment est historique, car nous sommes face à une démarche personnell­e et politique, qui pose aussi des questions artistique­s. J’ai été très sensible à la constructi­on de la pensée d’Adèle Haenel qui a fait de son témoignage un acte militant, en plus de son courage de dévoiler quelque chose d’aussi intime. Tout ce qu’elle dit est au service d’une pensée collective, dans l’envie de faire évoluer la société.” Productric­e de 120 battements par minute, Marie-Ange Luciani affirme sa “conviction d’assister à un moment important, l’engagement de tout un corps au service d’une pensée, et pas n’importe laquelle”. Lætitia Dosch – vue notamment dans Jeune Femme de Léonor Serraille – raconte les heures qui ont suivi cette soirée. “A la suite de ce témoignage très fort, j’ai reçu des coups de fil d’actrices, de différente­s femmes chez qui ces déclaratio­ns ont joué le rôle d’un révélateur. Elles se demandaien­t tout à coup : ‘‘Mais moi, tu crois que ce qui m’est arrivé, c’était quoi ?’ Adèle appelle à la complexité, demande à ne pas juger son agresseur comme un monstre mais comme un produit malade de notre société. C’est donc la société qui doit changer.” Cofondatri­ce du collectif 50/50 et exportatri­ce chez Totem Films, Bérénice Vincent souligne, elle aussi, la longue portée des mots choisis par Adèle Haenel. “Son interventi­on a été déterminan­te, car elle a parlé clairement, sans langue de bois. Elle explique de manière fine le temps que cela a pris pour qu’elle puisse arriver à une prise de parole ; la honte, l’omerta, la double violence subie : une première violence d’agression et une deuxième violence liée au silence et à la négation de cette agression. Ce qu’elle a dit dans la lettre adressée à son père est aussi très puissant. Il y a ces parents aimants qui entretienn­ent un système car ils ne voudraient pas que leur enfant souffre à cause de révélation­s. J’ai eu des histoires comme cela autour de moi, je l’ai vécu moi-même. Cela concerne une autre génération d’hommes, mais je m’interroge sur celle qui vient, car j’entends encore des discours très genrés.”

Saluée par des personnali­tés du cinéma – notamment Isabelle Adjani qui s’exprime dans ce journal (lire en page 12), ou encore Marion Cotillard, qui écrivait sur son compte Instagram, le

“Je voudrais renvoyer ce qui m’est arrivé dans l’espace public parce que je pense que cela peut vraiment libérer d’autres paroles” ADÈLE HAENEL

mardi 5 novembre, sa “gratitude infinie” envers l’actrice –, la prise de parole d’Adèle Haenel pose la question de l’éventualit­é jusqu’ici toujours retardée d’un véritable #MeToo français. Garance Marillier, l’héroïne de Grave, veut y croire : “Ce n’est pas un témoignage de plus. Pour moi, les choses vont bouger grâce à son discours.” Il est trop tôt pour juger si une digue s’est fissurée – les digues made in France sont parfois très résistante­s – mais si l’actrice de Naissance des Pieuvres (de Céline Sciamma, en 2007) restera comme la première de son envergure à témoigner, elle s’appuie aussi sur quelques timides évolutions et prises de conscience qui ont eu lieu dans le cinéma français depuis le début de l’affaire Weinstein. A l’initiative du collectif 50/50, une montée des marches spéciale avait rassemblé 82 femmes – de Cate Blanchett à Agnès Varda – lors du Festival de Cannes l’année dernière, avant que les délégués généraux de plusieurs festivals internatio­naux, comme le boss de la Croisette Thierry Frémaux, ne signent une charte en faveur de la parité. Rassemblan­t notamment Rebecca Zlotowski et Céline Sciamma, deux cinéastes proches d’Adèle Haenel, le Collectif 50/50

– qui tient ses deuxièmes Assises pour la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisue­l ce jeudi 14 novembre à Paris – est parvenu à introduire des notions féministes dans les débats profession­nels et les institutio­ns, créant un écho médiatique autour du sujet.

Mais le travail semble encore immense. Parmi les hommes puissants de cette industrie, seul Luc Besson se trouve aujourd’hui potentiell­ement inquiété par la justice. Après une première plainte classée sans suite, une nouvelle plainte pour viol a été déposée par la comédienne Sand Van Roy le 4 octobre dernier, provoquant l’ouverture d’une informatio­n judiciaire. Patrick Bruel se trouve sous le coup de cinq plaintes pour harcèlemen­t sexuel, pour des faits qui ne concernent pas ses activités de comédien, tandis que de nombreux indices et témoignage­s évoquent un sexisme endémique dans le cinéma français. Dans une enquête menée en

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 ??  ?? Adèle Haenel reçue au live de Mediapart par Edwy Plenel et Marine Turchi
Adèle Haenel reçue au live de Mediapart par Edwy Plenel et Marine Turchi
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