Les Inrockuptibles

“L’histoire d’Adèle H, c’est l’anti-affaire Weinstein”

Admirative du “courage” et de la “force” d’Adèle Haenel, ISABELLE ADJANI affirme : “Il n’y a pas d’affaire Ruggia, il y a – changement absolu de paradigme – l’histoire d’Adèle Haenel.”

- TEXTE Isabelle Adjani

L’AFFAIRE WEINSTEIN, C’ÉTAIT PLEINS FEUX ET FEU SUR LE BOURREAU DES CORPS. Il y avait un prédateur tentaculai­re et une galaxie de victimes aveuglées par la lumière faite sur lui, le Minotaure dans un labyrinthe où se sont percutés des témoignage­s à mots presque découverts charriés par la vague du #MeToo, ce tsunami de “moi aussi”. Des noms et des visages ont été révélés, d’autres floutés. En France, quelque chose prenait sans prendre… quelque chose se passait sans qu’il se passe vraiment quelque chose d’autre… Pourquoi ? Est-ce parce que l’identité du monstre fascine ? Est-ce parce que la honte attribuée à la victime pose un masque sur son visage et son nom, et se retrouve assimilée au final à de la protection civique ? Quand Adèle Haenel prend la parole devant la caméra de Mediapart, un renverseme­nt se produit dans le cours de cette histoire française dont l’issue est toujours un procès médiatique où l’accusé, le criminel a le rôle principal et où le sort de la victime est une fois sur deux classé sans suite, par embarras culturel. Cette fois, le sort de cette parole ne sera pas classé sans suite dans nos esprits et dans le cinéma français. Ah, ça en a pris du temps !

Qu’en est-il de toutes celles qui ont parlé avant elle ? A force de culpabilis­er les victimes d’être victimes, de les marginalis­er en banalisant l’agression, d’en refouler les conséquenc­es, à force de laisser tout ça nous pourrir, quelque chose a mûri à front renversé. Aux oubliettes, le spectre du puritanism­e américain qui viendrait envahir la France et castrer officielle­ment le désir masculin, à la corbeille le maniérisme d’un droit à la liberté d’importuner qui offense celles laissées sans défense(s). Depuis la déclaratio­n d’Adèle, qu’elles sont troublante­s et inédites, ces réactions des médias, qui semblent enfin prêts à voir et entendre autrement, sans caricature­r l’engagement féministe ! Quand Adèle Haenel donne le nom de celui qui l’a harcelée puis agressée, elle n’est guidée ni par la revanche ni par la vengeance. Elle ne savait pas qu’elle était celle que l’on attendait pour remettre la victime au centre de l’attention : face caméra, elle raconte tout le hors-champ de ce qu’elle a vécu et enduré dans le monde sexiste du silence des plateaux. Se taire était la consigne du prix à payer pour continuer à tourner, à travailler et tant pis pour le corps souillé, sali et meurtri… tu oublieras… Un coup de projecteur sur un clap de fin, enfin… Adèle Haenel accomplit un travail de mémoire essentiel pour que l’état des choses change vraiment : elle ne témoigne contre personne, elle témoigne pour elle et ce faisant pour toutes les autres. C’est elle qui parle de ce qu’elle a vécu, comment elle l’a vécu et comment elle y a survécu jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est pas ce qu’IL a fait qui est important, c’est ce qu’ELLE a à dire. Et ça, ça change tout ! Le cinéma français avait été relativeme­nt épargné ou plutôt s’était épargné lui-même lors des secousses produites par l’affaire Weinstein. Oui, ici ça existait aussi, mais pas comme ça, pas à cette échelle, on n’est pas à Hollywood chez nous. La France, c’est cinéma et littératur­e, y compris pédophile chic, les cinéastes sont des auteurs et les producteur­s par tradition… des mécènes. La France, douce France du libertinag­e élégant et feutré où l’on rend hommage aux femmes en les troussant… où les femmes s’abandonnen­t au plaisir de l’homme comme dans un tableau de Fragonard

(Le Verrou) alors que c’est d’un viol qu’il s’agit ! J’avais parlé il y a deux ans, des trosi G, galanterie, grivoiseri­e, goujaterie… ce glissement progressif du badinage vers l’agression… La France,

ce pays où les enfants fredonnaie­nt sur le ton de la plaisanter­ie l’histoire de Janeton qui se finissait par une morale, et quelle morale : “La morale de cette histoire, c’est que les hommes sont des cochons ! La morale de cette morale, c’est que les femmes aiment les cochons !”

L’histoire d’Adèle H., c’est l’anti-affaire Weinstein ! Ce n’est plus l’histoire des 3 G, de la domination masculine, c’est l’histoire de l’oppression des femmes, l’histoire des trois H : harcèlemen­t, humiliatio­n et honte. Adèle Haenel ne fait pas le procès de Christophe Ruggia, il n’y a pas d’affaire Ruggia, il y a – changement absolu de paradigme – l’histoire d’Adèle Haenel. Une heure où tout se dit, où tout est dit avec tous les points sur tous les i, même ceux que l’on retourne contre soi pour ne pas tomber dans la haine… haine de l’autre… haine des autres, haine de soi. La question n’est pas celle d’une justice à rendre, d’un procès dont le verdict final serait une forme de réparation pour les crimes commis mais celle d’une justice à faire changer dans le recours à la loi en cas d’agression sexuelle.

Adèle Haenel nous dit que la justice ne répare pas la vie, alors justement,

Trêve d’hypocrisie : harcèlemen­t, humiliatio­n et honte, c’est un autre combat qui commence

Adèle Haenel ne porte pas plainte, pas plus qu’elle ne se plaint. Elle parle, Adèle, elle dit tout parce qu’il faut que tout soit dit pour comprendre comment s’opère la distorsion entre ce que l’on vit et ce que l’on a le droit d’en dire, quand la pudeur est pervertie par la domination du plus fort et qu’elle se transforme en peur. Très jeune, je me souviens d’un metteur en scène qui a dit de moi que j’étais un mur : il ne s’agissait pas que de mon entêtement à jouer comme je le souhaitais… pas d’agression, juste une forme de séduction insistante. J’ai déjà dit et je le répète, qu’avoir besoin de rêver sur cet obscur objet du désir qu’est l’actrice, surtout jeune, ne veut pas dire transgress­ion open bar. Pour une actrice, il s’agit de contourner la violence – et ça va du sous-entendu à l’attoucheme­nt – sans mot dire, sans maux dire, sans maudire. Il est impossible de parler sur le moment et c’est dans cette impossibil­ité que se construise­nt en silence, un silence agité de cauchemars… l’impunité, la honte, la douleur.

J’admire le courage et la dignité avec lesquels Adèle Haenel a pu et su faire face à son histoire, sortir de ce gouffre dans lequel on vit, un gouffre intérieur où se perdent les espoirs et les bonheurs. C’est un acte de survie ou plutôt de re-vie : elle a vécu avec cette terreur des mots qui n’empêchent pas de parler, mais qu’il ne faut pas dire, elle vient de les expulser, de les restituer sans vomir, sans les cracher à la gueule des salopards qui sévissent sur les plateaux, dans les bureaux, dans le métro, dans la rue, dans l’intimité conjugale… elle revit enfin, Adèle Haenel, revivante. Trêve d’hypocrisie : harcèlemen­t, humiliatio­n et honte, c’est un autre combat qui commence, une lutte où les victimes sont en première ligne en tant que femmes. Alors #metoo ? #Balanceton­porc ? C’est à coups de haches symbolique­s et non pas de hashtags qu’il faut trancher dans le vif : dire, tout dire, ne rien omettre, ne rien oublier… la mémoire est l’avantgarde du combat.

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Isabelle Adjani, Cannes 2019

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