Les Inrockuptibles

LA JEUNE FEMME EN FEU

Quelle actrice, quelle pensée incarnée dans un corps de cinéma fut ADÈLE HAENEL avant de devenir le symbole d’un combat.

- TEXTE Emily Barnett

DISCOURS DE “VÉRITÉ”, “TÉMOIGNAGE D’UNE PUISSANCE INOUÏE”, LA “SINCÉRITÉ D’ADÈLE HAENEL”… Depuis son témoignage sur Mediapart où elle a raconté avoir été la victime, enfant, de l’emprise physique et psychologi­que d’un homme, dans la foulée d’une enquête publiée sur le site d’informatio­n, les mots de l’actrice expriment une vérité puissante, souveraine, intérieure, qui a maturé pendant des années avant de naître au monde pour le rendre un peu meilleur. Cette aura de symbole d’une cause que seule une immense douleur chevillée à un solide sens du politique pouvait ériger comme telle, l’actrice de 30 ans la trimballe au fond depuis toujours avec et dans son corps.

Adèle Haenel est née deux fois au cinéma : une première fois sous l’oeil de celui qu’elle accuse, à 13 ans, dans Les Diables. Avant sa “disparitio­n”. Cendres d’une carrière à peine commencée, fauchée, brisée. Puis renaissanc­e dans un récit d’amour et de jeunesse filmé par la cinéaste – sa future compagne, aujourd’hui son amie et complice artistique – Céline Sciamma : le bien nommé Naissance des pieuvres. Tel un phoenix, la comédienne qui s’était révélée à travers le personnage d’une enfant autiste enfermée dans son handicap, ressuscita­it en jeune fille de 18 ans éblouissan­te, athlétique, volontaire et cash. Une héroïne championne de nage synchronis­ée qui ne s’en laisse pas conter.

Très vite on s’est habitué et attaché au “style” Haenel : un corps élégant et délié de géante, une voix heurtée, un air parfois ronchon, de temps à autre de drôles de contractio­ns du visage, des yeux ronds, d’un bleu-vert limpide, un sourire à tomber. Parmi les témoignage­s, dont celui de la directrice de casting Christel Baras qui l’a remise en selle, beaucoup disent qu’elle est “une actrice née”. Il faut ajouter ceci : elle est l’anti-femme-objet, s’inventant et s’érigeant peut-être, consciemme­nt ou non, contre son ancienne agression. Après nageuse, Adèle Haenel sera, dans le désordre, survivalis­te apprentie militaire (Les Combattant­s), lieutenant­e de police (En liberté !), militante engagée

(120 battements par minute), parisienne révolution­naire (Un peuple et son roi)... Les rôles et les titres parlent d’eux-mêmes : l’actrice défonce les portes. Elle permet et impose aux cinéastes de forger des héroïnes à sa hauteur. Elle élargit le champ des fictions et de l’être de façon intrépide.

Cette immense liberté physique et politique, existentie­lle, consent parfois à se mettre entre parenthèse­s, mais c’est alors pour mieux dénoncer l’aliénation des femmes, par exemple dans le film de Bertrand Bonello, L’Apollonide – Souvenirs de la maison close, où elle incarne une prostituée singeant, dans une fameuse scène, un automate afin de complaire au fantasme morbide d’un client. Adèle et la passivité, même feinte, même consciente, ça fait deux. Son film qui formalise le mieux ce statement sera Portrait de la jeune fille en feu, anti-portrait, si l’on peut dire, d’une jeune femme qui refuse de servir de modèle et d’être peinte, qui se refuse au regard de l’artiste de manière vaillante et obstinée, jusqu’à nouer finalement avec elle (l’actrice Noémie Merlant) un puissant rapport de confiance.

On en revient à sa relation avec Céline Sciamma, sa soeur d’armes… On en revient à cette collaborat­ion qui fut un amour dont l’expression généra, à la cérémonie des César en 2014, une image très forte et inoubliabl­e : venue sur scène récupérer son prix de la meilleure actrice dans un second rôle pour Suzanne, de Katell Quillévéré, Adèle Haenel a ses mots : “Je voulais remercier Céline parce que je l’aime”, désarmant la salle entière par cette prise de parole sincère, simple et émouvante. Haenel a juste contourné les discours convention­nels pour libérer une grande décharge d’amour, accompliss­ant au passage, mais comme sans y penser, son coming out.

Lundi 4 novembre, sous le choc de son interventi­on, nous avons repensé à ce moment, à cette première séquence symbolique de télévision. Adèle s’y révélait déjà comme un puissant symbole de ces jeunes gens qui ne tremblent pas d’assumer publiqueme­nt leur sexualité. Ni leurs émotions. L’autre soir, dans son pull d’un blanc virginal, la voix parfois trébuchant­e, mais poussée par une nécessité intérieure, convaincue du bien-fondé d’un combat qui va au-delà de sa personne, celui pour le respect des femmes, elle est devenue une icône de liberté, d’égalité et de sororité. La prochaine Marianne ? On est prête à parier dessus.

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De Thomas Caillet (2014)
5. Un corps politique et dressé dans
de Robin Campillo (2017) Les Combattant­s, 120 Battements par minute,
4. Un corps sculpté et martial dans De Thomas Caillet (2014) 5. Un corps politique et dressé dans de Robin Campillo (2017) Les Combattant­s, 120 Battements par minute,
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de Céline Sciamma (2007)
2. Transformé­e en poupée mécanique pour satisfaire la fantasmago­rie d’un client de bordel dans de Bertrand Bonello (2011) 3. En fevrier 2014, concluant son discours de remercieme­nts pour le César du second rôle dans de Katel Quillevéré, par “… Céline, parce que je l’aime” Naissance des pieuvres Suzanne L’Apollonide
1. Sa vraie naissance au cinéma, le bien nommé de Céline Sciamma (2007) 2. Transformé­e en poupée mécanique pour satisfaire la fantasmago­rie d’un client de bordel dans de Bertrand Bonello (2011) 3. En fevrier 2014, concluant son discours de remercieme­nts pour le César du second rôle dans de Katel Quillevéré, par “… Céline, parce que je l’aime” Naissance des pieuvres Suzanne L’Apollonide
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