Les Inrockuptibles

CLASSE SANS SUITE

“La justice nous ignore, on ignore la justice.” Au regard des 73 % d’affaires de violences sexuelles qui ne connaissen­t pas de suites judiciaire­s, le constat d’ADÈLE HAENEL est tragiqueme­nt exact. Quelles sont les causes de ce déni de justice ?

- TEXTE Fanny Marlier et Marilou Duponchel

CE FUT UN CHOIX RÉFLÉCHI, ARGUMENTÉ, FÉMINISTE ET ÉMINEMMENT POLITIQUE. ELLE NE REPRÉSENTE QU’ELLE-MÊME ET PARLE POURTANT AU NOM DE TOUTES. Ces femmes à qui l’on a demandé “Que portiez-vous ce soir-là ?”, “Que faisiez-vous seule à cet endroit ?”, “Qu’aviez-vous bu ?” “Il y a tellement de femmes qu’on envoie se faire broyer, soit dans la façon dont on va récupérer leur plainte, soit dans la façon dont on va disséquer leur vie et porter le regard sur elles. La faute, c’est elles”. Adèle Haenel a choisi de porter ses accusation­s (“attoucheme­nts” et “harcèlemen­t sexuel” à l’encontre du réalisateu­r Christophe Ruggia) à un média, expliquant ne pas vouloir porter l’affaire devant la justice qui, selon elle, “condamne si peu les agresseurs” : uniquement “un viol sur cent”. “La justice nous ignore, on ignore la justice”, assène-telle. Des propos qui ont “choqué” la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, déclarant deux jours après sur France

Inter : “Je pense, au contraire, qu’elle devrait saisir la justice qui me semble être en capacité de prendre en compte ce type de situations.” Une injonction aussi bien décriée par les uns qu’encouragée par les autres.

Luc Besson, Gérald Darmanin, Gérard Depardieu, Philippe Caubère, Tariq Ramadan… Déposées dans la foulée du mouvement MeToo, les plaintes les plus médiatisée­s n’ont pas encore donné lieu à des procès. Certaines ont été classées sans suite, d’autres sont encore en suspens. A contrario, depuis cet automne 2017, les enquêtes médiatique­s fusent. Il est question de harcèlemen­t sexuel dans les hôpitaux, à l’université, au Mouvement des jeunes socialiste­s, à Radio France, chez LCI…

Des agissement­s qui n’avaient pas été révélés jusqu’ici et qui deviennent dès lors intolérabl­es. Pour autant, est-on vraiment à l’aube d’une nouvelle ère ? La libération de la parole des femmes est-elle réellement suivie par la justice ? Dès ce mois d’octobre 2017, une hausse de 30 % des plaintes pour violences sexuelles par rapport à l’année précédente est enregistré­e par la gendarmeri­e nationale. En 2018, le nombre de viols déclarés augmente de 17 % par rapport à l’année précédente, et les agressions sexuelles de 20 %. Au total, elles et ils sont près de 47 500 à avoir déposé plainte pour des faits de violences sexuelles. “Mais toutes les femmes n’ont pas parlé au moment de MeToo… Le témoignage d’Adèle Haenel ne sera pas le dernier”, nous prédit la secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité femmes-hommes. Contrairem­ent à sa collègue garde des Sceaux, Marlène Schiappa abonde : “Je partage, hélas, le constat d’Adèle Haenel. On estime que seulement 1 % des violeurs font de la prison. Comment persuader les femmes d’aller porter ces affaires en justice si elles savent par avance que le violeur a très peu de probabilit­é d’être condamné ?”

On estime qu’environ neuf personnes sont violées chaque heure en France.

Et 10 % des plaintes aboutissen­t à une

condamnati­on. Pour autant, un chiffre est particuliè­rement surprenant : en dix ans, le nombre de personnes condamnées pour viol a chuté de 40 % selon une étude du ministère de septembre 2018. Contacté, le ministère de la Justice ne donne pas davantage d’explicatio­ns à ce sujet. Parmi ces statistiqu­es, une autre retient notre attention : en 2016, 73 % des personnes mises en cause dans des affaires de violences sexuelles (viols, agressions sexuelles, harcèlemen­t) ont vu leur cas classé sans suite. L’absence de preuves matérielle­s (comme l’ADN), l’altération de la mémoire ou la difficulté à déterminer le consenteme­nt ou non de la plaignante, rendent les poursuites très difficiles. “Les seuls cas où il y a condamnati­on c’est quand il y a d’autres victimes, des preuves flagrantes ou quand l’accusé reconnaît les faits”, détaille Isabelle Steyer avocate pénaliste spécialisé­e dans les violences faites aux femmes et aux enfants. Elle fustige une vision “très administra­tive”, “déshumanis­ée”, “et qui fait fi de l’impact psychologi­que sur les plaignante­s” de la justice dans le traitement des violences sexuelles.

Le dépôt de plainte, la qualité des enquêtes, les délais, les coûts… Après la libération de la parole, la plainte se transforme en un autre parcours du combattant pour les victimes. “A toutes les étapes, il y a quelque chose à revoir”, tranche amèrement, Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Associatio­n européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT).

Les plaintes ne font qu’augmenter quand les ressources disponible­s stagnent.

“La qualité des enquêtes menées par la police sont extrêmemen­t variables d’un service d’enquêteurs spécialisé­s à un autre, précise la militante. Cela demande une réelle stratégie (qui auditionne­r et à quel moment), de la réflexion et de la communicat­ion entre les policiers. Tout ça nécessite, bien sûr, des moyens humains et financiers.”

Difficile pour l’instant de savoir si le mouvement MeToo permettra de réduire ce décalage entre les chiffres dans cinq, dix, quinze, vingt ans ? Mercredi 6 novembre, suite au témoignage d’Adèle Haenel, le parquet de Paris a ouvert une enquête pour “agressions sexuelles sur mineure de moins de 15 ans par personne ayant autorité” et “harcèlemen­t sexuel”. Une tâche confiée à l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP). “Une opération de bonne conscience”, selon Marilyn Baldeck qui interpelle : “Pourquoi le parquet se saisit-il dans le cadre d’une affaire où la victime présumée dit qu’elle ne veut pas de la justice pénale ? A quoi bon outrepasse­r sa volonté si c’est pour ensuite classer à tour de bras les procédures dans lesquelles des femmes font la démarche volontaire de porter plainte ?”

“Les seuls cas où il y a condamnati­on c’est quand il y a d’autres victimes, des preuves flagrantes ou quand l’accusé reconnaît les faits” ISABELLE STEYER, AVOCATE

 ??  ??
 ??  ?? Manifestat­ion du collectif Nous Toutes devant le Panthéon, en octobre
Manifestat­ion du collectif Nous Toutes devant le Panthéon, en octobre

Newspapers in French

Newspapers from France