Les Inrockuptibles

UNE VIE A FABRIOUER DES ICONES

Eux-mêmes devenus iconiques, PIERRE ET GILLES exposent leurs créations à la Cité de la Musique, à Paris. La Fabrique des idoles, ou plus de quarante ans d’une oeuvre phare de la pop culture racontée par ses auteurs eux-mêmes.

- TEXTE Jean-Marc Lalanne & Franck Vergeade PHOTO Raphaël Lugassy pour Les Inrockupti­bles

QUELQUES JOURS AVANT UNE NOUVELLE EXPOSITION PARISIENNE CONSACRÉE À LEUR AMOUR COMMUN ET IMMODÉRÉ DE LA MUSIQUE, “LA FABRIQUE DES IDOLES”, Pierre et Gilles nous ont longuement reçus dans leur fascinant appartemen­t-atelier du Pré-Saint-Gervais, entre musée pop art et cabinet de curiosités. A 69 et 65 ans, le photograph­e Pierre Commoy et le peintre Gilles Blanchard sont toujours aussi indissocia­bles. Si Pierre est plus réservé et moins loquace que Gilles, ils parlent d’une seule voix, se répondant tour à tour comme dans une partie de ping-pong. Intarissab­les sur leur travail artistique qui traversent les décennies depuis 1976, Pierre et Gilles se jouent avec plaisir et gourmandis­e du mythe de l’icône populaire. Entre souvenirs des années Palace et confession­s autobiogra­phiques, ils se racontent en toute franchise.

Cette nouvelle exposition s’intitule La Fabrique des idoles. Qu’est-ce qu’une idole pour vous ? Le mot renvoie bien sûr à la religion, mais aussi aux années 1960.

Il a été beaucoup utilisé pour qualifier les stars des yé-yé…

Gilles — Oui, c’est un mot qui renvoie à notre enfance. C’est comme ça qu’on qualifiait Sylvie Vartan, Sheila, Françoise Hardy… Il y a le tube de France Gall, N’écoute pas les idoles, celui de Johnny, L’Idole des jeunes… C’était un mot très utilisé, récupéré par la pop culture. Et nous inconsciem­ment, on l’a relié aux idoles religieuse­s. Peu à peu a germé en nous l’idée de représente­r les idoles de la pop comme des icônes religieuse­s. Les chanteurs sont un peu les idoles païennes de notre époque.

Diriez-vous que vous avez besoin d’être dans un rapport d’idolâtrie aux sujets que vous photograph­iez ?

Pierre — Idolâtrer est peut-être un peu fort. Mais nous avons besoin d’aimer les artistes que l’on photograph­ie.

Gilles — L’idolâtrie est un sentiment très lié à la jeunesse. J’ai vraiment idolâtré certains artistes dans mon enfance. Maintenant, j’ai plus de mal à éprouver des sentiments aussi intenses pour des chanteurs ou chanteuses. J’aimerais bien être encore un fan, mais je n’y arrive plus. Ça s’est estompé avec l’âge adulte. Pierre l’est peut-être resté plus que moi.

Pierre — C’est possible. J’ai toujours de grandes admiration­s. Et j’ai une curiosité assez inentamée. C’est moi qui fais les playlists à la maison.

Qu’est-ce qu’on y trouve sur ces playlists ?

Pierre — En ce moment, beaucoup de rap. Notamment beaucoup de rap coréen. De la musique pakistanai­se. Et puis du rap français, qui est vraiment la musique populaire d’aujourd’hui, comme ce que l’on appelait autrefois la variété. C’est ce que l’on entend dans les voitures croisées dans la rue. La chanson populaire reste ce qui nous passionne.

Gilles — Quand j’étais jeune, j’étais aux Beaux-Arts et je n’avais pas honte de dire que le week-end je regardais à la télévision un show de Claude François. Ce qui ne m’empêchait pas d’acheter les albums de David Bowie ou des disques de Marlene Dietrich. Je mélangeais tout et ça ne me posait aucun problème. Mes copains ironisaien­t un peu sur le fait que j’aimais Sheila et C. Jérôme. Un professeur m’avait même dit : “On ne peut pas être artiste en ayant de si mauvais goûts” (rires). J’étais persuadé qu’il se trompait et je cultivais un peu cet éclectisme par provocatio­n. J’ai toujours voulu enlever les murs entre les choses.

Qui a été votre première idole ?

Pierre — En fait, ma première idole était la Petite Sirène que j’avais en livre-disque, puis enfant c’était Brigitte Bardot et adolescent encore une blonde avec Sylvie Vartan qui m’a fait chavirer le coeur.

Gilles — Moi, mon père écoutait plutôt de la chanson rive gauche, Barbara, Juliette Gréco. C’était une façon de m’affirmer que d’adorer Sheila, cette petite marchande de bonbons.

Je suis issue d’une famille assez bourgeoise, cultivée, très catho. Mon père a été avoué, puis administra­teur judiciaire.

Est-ce que vos parents interpréta­ient déjà vos goûts comme des indices de votre homosexual­ité ?

Gilles — Si c’était le cas, ils n’en parlaient pas du tout. Mais mon père aimait lui aussi beaucoup de chanteuses, pas les mêmes que moi. Et d’une certaine façon, ma mère avait davantage de traits masculins que lui. Elle ne se maquillait jamais, était très nature. Mon père était très raffiné, écoutait de la musique classique, allait dans les musées.

Il t’a encouragé à devenir peintre ?

Gilles — Non, pas du tout. J’étais un enfant en échec scolaire. J’avais deux ou trois ans de retard. J’étais très turbulent. J’ai quitté

l’école à 14 ans. Je me suis retrouvé aux Beaux-Arts un peu par défaut. Mais ça a transformé ma vie. Ça m’a plu, j’ai changé, je me suis mis à travailler. Au bout d’un moment, mes parents étaient rassurés. Mon père était content que je peigne des sujets religieux. Beaucoup plus tard, après sa mort, j’ai retrouvé des cartes postales de notre travail dans ses affaires.

Est-ce que tu leur as présenté Pierre comme ton compagnon ?

Gilles — Oui, vers l’âge de 30 ans, je leur ai dit que nous étions ensemble. Mon père l’a bien accepté. Ma mère a eu plus de mal. Il faut dire que Pierre avait un peu une allure de voyou (rires).

Et toi Pierre, tu étais un bon élève ?

Pierre — Non, sans plus. J’ai quand même passé le bac. Il faut dire que c’était facile, c’était en 1968 (rires). Je vivais à La Roche-sur-Yon, c’était quand même assez calme, on ne jetait pas de pavés. Je ne suis pas issu d’une famille spécialeme­nt bourgeoise. Mon père était opticien et ma mère vendeuse. Après le bac, j’ai fait une école de photo, puis l’armée, et ensuite je suis monté à Paris.

Vous vous rencontrez en quelle année ?

Pierre — Trois ou quatre ans après notre arrivée à paris, fin 1976. Moi, je travaillai­s un peu pour Rock & Folk. On s’est rencontrés à la fête de l’ouverture de la boutique Kenzo place des Victoires. On se connaissai­t vaguement de vue.

Gilles — Mon copain de l’époque m’a dit : “Tiens, je vais te présenter un jeune photograph­e, Pierre Commoy.Vous êtes aussi peu bavard l’un que l’autre, vous allez bien vous entendre.” Ça s’est produit au-delà de ses espérances (rires). Je le connaissai­s de loin, j’appréciais beaucoup ses photos. Après quelques verres, j’ai dépassé ma timidité. On est rentrés ensemble et nous ne nous sommes plus quittés.

Pierre — Au bout d’un an de vie commune, à être très complices dans le travail et à s’aider mutuelleme­nt, on a pensé à créer des images ensemble en combinant la photo et la peinture. Notre première série a été sur nos amis en train de faire des grimaces, comme Edwige par exemple.

Quelles étaient vos références dans la photograph­ie de l’époque ?

Pierre — J’aimais bien Guy Bourdin, Helmut Newton… Gilles — J’étais très marqué par le pop art. Mais on a fait aussi un voyage au Maroc et on a été très sensibles aux portraits d’Oum Kalsoum, aux couleurs saturées, hyper-trafiquées. On trouvait que ces images populaires ressemblai­ent aux sérigraphi­es de Warhol. Ça a un peu donné la clé de notre travail. Au début, on a beaucoup utilisé des aplats de couleurs vives, des fonds géométriqu­es. Et petit à petit, le décor est arrivé.

Pierre — Il faut dire qu’on a toujours travaillé chez nous. A nos débuts, c’était un studio, donc on ne pouvait faire que des portraits sur fond monochrome. En déménagean­t dans des appartemen­ts plus grands, on a pu se mettre à construire des mises en scène, à superposer des premiers plans et des arrière-plans.

Au début, vous vous déplaciez pour photograph­ier les gens, non ?

Pierre — Oui, quand nous avions des commandes. Je me souviens par exemple d’un portrait d’Iggy Pop à son hôtel pour le magazine Façade en 1977. C’était quelque chose ! On était avec Alain Pacadis. On l’a rejoint dans sa chambre. Il était au lit avec une fille, il s’est levé et était à poil, encore en érection. On lui a mis une chemise, une cravate, une veste, mais en bas il était toujours à poil !

Mais pourquoi ne l’avez-vous pas cadré de façon plus large ?

Gilles — (Rires) C’était seulement notre deuxième photo. On était novices et très impression­nés face à une rock-star. Ensuite, on a fait beaucoup de photos de nus, chez nous, dans nos décors, mais c’était une autre démarche.

Vous viviez par la photo de presse à vos débuts ?

Pierre — Oui, on faisait des images pour la presse gay, le magazine Samouraï par exemple, pour Façade beaucoup, Actuel aussi avec une photo d’Eva Ionesco et Kevin, un ami de l’époque, en Adam et Eve. Et puis des pochettes de disques : un album de Marie France, puis la pochette de La Notte, La Notte, avec la marinière, le deuxième album d’Etienne Daho, qui a été un grand succès et a fait connaître notre travail au-delà d’un petit cercle d’amateurs. Cette pochette nous lie à jamais à Etienne.

Gilles — A nos débuts, on a fait beaucoup de commandes. Etienne, c’était une commande, mais on avait vraiment envie de le photograph­ier. Aujourd’hui, les rencontres se passent beaucoup par Instagram. Des artistes nous envoient des petits mots. Clara Luciani a voulu nous rencontrer. Juliette Armanet

“La pochette de La Notte, le deuxième album d’Etienne Daho, a été un grand succès et a fait connaître notre travail”

GILLES

et Pierre Lapointe aussi. Ça se passe comme ça également avec des inconnu.e.s, qui aiment notre travail et ont envie d’être modèles. Il y a quand même l’idée que tous ces gens constituen­t un monde. Au tout début, on photograph­iait nos amis, la bande du Palace, Marc Almond qui était un grand ami, et même si depuis le cercle s’est élargi, quelque chose de cet esprit reste.

Pierre — Oui, quand on regarde tout ce qu’on a fait, je pense qu’on a l’impression de feuilleter un grand album de famille. Tout est relié par des souvenirs.

Est-ce que vous diriez que la beauté est pour vous un critère, qu’elle vous fascine ?

Pierre — Non, je ne suis pas sûr. La différence compte plus que la beauté.

Gilles — On photograph­ie des gens qui nous fascinent, mais souvent par leur originalit­é. Eva (Ionesco), Djemila, Farida, Edwige, c’était d’abord des caractères très forts. Elles étaient magnifique­s mais d’une façon étonnante, neuve, étrange. Marie France aussi bien sûr. Elle me fascinait déjà quand j’étais en province. Je connaissai­s son show à l’Alcazar et elle me

subjuguait. Quand j’étais aux Beaux-Arts, je découpais toutes les photos d’elle et j’en avais fait un collage, que j’ai conservé. Elle me faisait penser aux égéries de Warhol, elle était un peu la Candy Darling française.

A propos de Candy Darling, vous aimez les photos de Peter Hujar, dont la galerie du Jeu de Paume présente en ce moment une rétrospect­ive ?

Gilles — Oui, moi j’adore. La photo de Candy Darling sur son lit de mort est vraiment sublime. C’est une de mes photos préférées. Mais nous n’avons pas encore été voir l’expo. J’adorais Candy Darling. Quand j’ai su que Warhol n’avait pas été à son enterremen­t, ça m’a rendu très triste. Il avait dit : “Je n’ai pas pu y aller, c’était l’heure où je promène mon chien.”

Il y a une dimension de cruauté dans le rapport de Warhol à ses modèles. Vous vous définiriez comme des artistes plus aimants ?

Gilles — Oui, je pense qu’il était plus cruel. On l’a connu. Il s’est intéressé à notre travail, a voulu nous rencontrer plusieurs fois dans son appartemen­t parisien rue du Cherche-Midi. Pierre l’a également photograph­ié pour Façade.

Vous avez aussi beaucoup photograph­ié de jeunes gens anonymes depuis quarante ans. Est-ce que vous vous souvenez de tous ou certains sont-ils devenus des inconnus ?

Gilles — Ah non. Je pense qu’on se souvient de chacun d’eux à 99 %. Dans notre série Les Naufragés, une série de portraits de garçons faite à l’époque du sida et qui parlait de cette hécatombe terrible. Il y en a peut-être certains dont on ne se souvient plus de qui ils étaient. Beaucoup sont morts dans les années qui ont suivi.

Le sida a beaucoup décimé le monde dans lequel vous avez évolué depuis votre jeunesse…

Pierre — Oui, ça a été terrible. On a vécu un moment dont on avait conscience en le vivant qu’il était exceptionn­el. Avant le Palace, il y avait le Sept, qui était plus gay, moins mélangé.

Il y avait aussi les grandes fêtes de Kenzo. Une euphorie naissait, une atmosphère d’insoucianc­e et de fête permanente. Le Palace a été le point culminant de ce moment. La découverte du sexe et de la drogue était vécue dans une grande inconscien­ce. Et à un moment donné, quelque chose de très noir s’est dessiné. Pacadis, Edwige n’ont jamais vraiment réussi à se sortir de l’héroïne. Certains de nos amis proches sont morts d’overdose. Et puis le sida a été le signal qu’une époque était vraiment révolue. Une terrible gueule de bois est apparue. L’ambiance est devenue très lourde. Les plus jeunes partaient très vite. C’était terrible.

Gilles — Moi, ça m’a rendu très dépressif. On s’est réfugiés dans le travail. On s’est isolés. On ne sortait plus.

Quel rapport entretenez-vous avec l’engagement puisque vous avez été notamment proches d’associatio­ns comme Act Up ou Aides ?

Gilles — Nous ne sommes pas des militants dans l’âme, mais il nous est souvent arrivés de participer à des manifestat­ions ou

“Le sida a été le signal qu’une époque était vraiment révolue. Une terrible gueule de bois est apparue. L’ambiance est devenue très lourde”

PIERRE

de travailler sur des images avec ces associatio­ns. On collaborai­t aussi avec le magazine Gay Pied.

Pierre — On préfère exprimer notre engagement dans notre travail, comme la série des Naufragés et Pleureuses en 1986.

Gilles — C’est une exposition qui n’a guère été comprise à l’époque. Pourtant, elle représenta­it des garçons endormis, comme morts du sida. Même dans les moments tragiques, il faut toujours laisser de la place au rêve. Depuis nos débuts, on a reçu une quantité incroyable de lettres écrites par des personnes malades nous témoignant de leur reconnaiss­ance, certaines nous confiaient même qu’elles avaient accepté leur homosexual­ité grâce à notre travail. On n’a jamais eu le sentiment d’être des artistes spécialeme­nt gays. On a beau être gay, on travaille avec tout le monde. Avec Pierre, nous avons toujours été naturels. Les gens savent que Pierre et Gilles forment un couple gay. Dans l’art contempora­in français, les artistes affirment moins leur homosexual­ité qu’en Angleterre. C’est comme dans la musique, les chanteurs disent qu’ils sont gays seulement quand ils sont vieux, comme Dave ou Hervé Vilard (sourire).

Les temps changent néanmoins avec un jeune chanteur comme Eddy de Pretto.

Gilles — Certes, mais le jour de sa prise de vue dans notre atelier, il n’a pas souhaité être enveloppé dans un drapeau arc-en-ciel. On a donc opté pour un drapeau fleur de lys, mais en conservant un fond arc-en-ciel dont Eddy trouvait qu’il symbolisai­t trop la lutte LGBT. Mais nous sommes restés intransige­ants sur ce point, sinon il n’y avait plus de décor (sourire) ! Il a donc fini par accepter et arrêter son petit caprice. Si Eddy de Pretto évoque son homosexual­ité dans ses chansons, j’ai l’impression qu’il ne veut pas devenir pour autant un porte-drapeau gay.

Au final, c’est vous qui avez la main sur la mise en scène ?

Gilles — Absolument, sauf lorsque nous travaillon­s pour une pochette de disque. Nous restons toujours à l’écoute. Pour la séance avec Juliette Armanet, par exemple, on avait d’abord eu l’idée de l’habiller dans un look plus féminin. En discutant avec elle, Juliette nous disait qu’elle aimait bien porter des costumes de garçon. Et nous en sommes arrivés à la représente­r en Jeanne d’Arc. Quant à Clara Luciani, elle rêvait d’apparaître en madone.

Considérez-vous qu’il y a une dimension mortifère dans votre travail ? Les gens sont photograph­iés comme s’ils n’étaient plus là. On pourrait presque mettre vos images sur la pierre tombale de leurs modèles.

Gilles — Pierre tombale, pourquoi pas (sourire)…

Il y a effectivem­ent un côté intemporel et mortuaire que l’on revendique pour susciter une émotion. Quand Grace Kelly est décédée, elle figurait dans son cercueil bien habillée et maquillée.

Y a-t-il quelque chose de l’ordre de l’embaumemen­t ?

Gilles — Moins dans notre travail actuel. C’était davantage marqué à nos débuts. Ce sont aussi très souvent des icônes solitaires, qui portent sur leur visage une certaine fragilité. Car c’est malheureus­ement la nature de l’existence humaine : on arrive seul sur Terre et on repart tout seul (sourire). Enfant, j’ai découvert la peur de la mort en apprenant la disparitio­n de mon grand-père. La mort est une idée qui ne me plaisait pas du tout (rires). Mais dans quoi m’avait-on embarqué ? J’ai toujours été choqué par la finalité de la condition humaine. Peut-être cette peur transparaî­t-elle dans nos images.

Avant même de vous rencontrer, aviez-vous le sentiment que vous rencontrer­iez la bonne personne, sinon l’âme soeur ?

Pierre — On la recherchai­t sans doute inconsciem­ment. Gilles — J’ai toujours cherché mon double. D’ailleurs, avant de rencontrer Pierre, je ne sortais jamais sans mon meilleur ami. Je n’avais pas une bande d’amis, car j’étais très solitaire, mais j’éprouvais néanmoins le besoin d’avoir un complice.

Vous êtes devenus un binôme indissocia­ble qui traverse les décennies. Ce n’est pas si courant d’être deux la majeure partie de sa vie.

Gilles — Quand j’ai vu Pierre de loin pour la première fois, je suis immédiatem­ent tombé amoureux de lui, même si nous nous sommes rencontrés seulement un an après.

Pierre — Nous rencontrer nous a certaineme­nt sauvés de tous les excès des années du Palace.

Gilles — Avant de connaître Pierre, j’allais souvent chez le photograph­e Philippe Morillon, où je retrouvais Alain Pacadis, Marie France, Paquita Paquin et le Tout-Paris de l’époque… Chez lui, j’avais pris la mauvaise habitude de prendre ma ligne d’héroïne avant de sortir. Avec Pierre, nous nous sommes vraiment préservés l’un et l’autre. Sans lui et connaissan­t mon caractère, j’aurais pu très mal tourner (sourire) !

Quel est votre rapport respectif à la religion et à la foi ?

Pierre — Nous sommes tous les deux catholique­s.

On a d’abord rejeté notre religion à l’adolescenc­e avant de la redécouvri­r lors d’un premier voyage en Inde en 1979.

On y a découvert le cinéma Bollywood, la religion indienne et, dans le Sud, les représenta­tions tamoules naïves et colorées de la religion catholique.

Gilles — Pour ma part, j’ai suivi une éducation religieuse jusqu’à ma communion solennelle. J’ai même été enfant de choeur ! Pourtant, j’avais la trouille des églises (sourire). Le sujet religieux m’a toujours intéressé, notamment au cinéma – je pense entre autres aux films de Pasolini. Ce voyage en Inde nous a effectivem­ent réconcilié­s avec la religion et l’imagerie chrétienne. Et on a ainsi commencé à réaliser nos premières images d’inspiratio­n religieuse. La religion permet de s’interroger et de se poser des questions sur la vie.

Pierre — Il peut m’arriver de prier. Enfant, j’ai été brûlé au dernier degré, poussé par mon frère dans l’eau bouillante du bain, et ce jour-là la Sainte Vierge m’est apparue. Je n’ai aucun souvenir de cet accident domestique, mais on me l’a raconté ultérieure­ment.

Le livre de l’exposition La Fabrique des idoles ressemble d’ailleurs à un missel…

Pierre — Oui, c’est un clin d’oeil à notre sens religieux. Gilles — Pour la couverture, on a choisi cette représenta­tion de Lio en madone au coeur blessé car c’est l’une nos images les plus importante­s que l’on n’a pas exposée depuis des années.

Pierre — Pour chaque exposition, on travaille naturellem­ent, et les thématique­s surgissent sans qu’on s’en rende forcément compte. Après La Fabrique des idoles à la Cité de la Musique, on aura une exposition sur le cinéma à Cannes ( Pierre et Gilles, le goût du cinéma, à partir du 12 décembre au Centre d’art La Malmaison – ndlr).

On a l’impression que le septième art nourrit moins votre travail que la musique.

Gilles — Pourtant, dans mon enfance, j’ai été beaucoup plus marqué par le cinéma que par la musique. Comme j’étais le cinquième d’une famille nombreuse de neuf enfants qui passaient leur temps à se chamailler, ma mère me donnait de l’argent pour avoir la paix et aller au cinéma le jeudi après-midi et le dimanche. Je voyais donc deux films par semaine, la séance coûtait un franc à l’époque. J’allais voir tout et n’importe quoi. A 9, 10 ans, j’avais déjà vu Certains l’aiment chaud (1959) de Billy Wilder avec Marilyn Monroe sans savoir qui elle était. Comme Le Havre était une ville communiste, il y avait un cinéma qui diffusait plein de films de propagande soviétique qui me passionnai­ent. J’adorais aussi les films avec Joselito, un chanteur espagnol des années 1950-1960. Sans oublier évidemment les dessins animés de Walt Disney et les péplums.

Pierre — A Cannes, on présentera les portraits des acteurs et actrices qu’on a réalisés : Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Béatrice Dalle, Jérémy Renier et Natacha Régnier pour l’affiche d’un film de François Ozon. Contrairem­ent à Gilles, je n’avais pas la chance d’aller au cinéma dans ma jeunesse à La Roche-sur-Yon. Alors j’en rêvais en feuilletan­t les pages du magazine Cinémonde chez ma nourrice. En arrivant à Paris, j’ai découvert d’un seul coup les films de Kenneth Anger, James Bidgood, Pasolini et aussi ceux avec Marlene Dietrich. Quand on vivait dans le quartier de la Bastille, on habitait au-dessus d’un cinéma qui passait plein de films de karaté qu’on voyait gratuiteme­nt.

Gilles — Il y a aussi eu la découverte des films de Bruce Lee quand il était encore vivant. A l’époque du Palace, on n’allait plus dans les salles obscures. Le cinéma était dans la vie (sourire). Aujourd’hui, on s’intéresse en priorité au cinéma asiatique.

Diriez-vous que Pink Narcissus (1971) a été un film fondateur et vous a inspirés dans son univers visuel ?

Gilles — Une révélation énorme découverte par hasard à la Cinémathèq­ue alors que je m’apprêtais à voir un film d’Andy Warhol. J’ai attendu un an pour le revoir une deuxième fois lorsqu’il est sorti dans les salles à Paris.

Pierre — On se sent proche de la démarche de James Bidgood, que l’on a déjà rencontré plusieurs fois à New York. On a des influences et une sensibilit­é communes.

Gilles — Il nous est déjà arrivé de faire des hommages à son travail, comme le garçon dans un coeur. On aime bien faire des clins d’oeil précis à d’autres artistes, de Bernard Buffet à Gustave Courbet ou Rembrandt.

Pierre — A chaque vision de Pink Narcissus, on y redécouvre toujours de nouvelles choses. C’est fou qu’il ait filmé chez lui, dans son petit appartemen­t new-yorkais. Il a fait tous les décors lui-même, comme nous. Après avoir travaillé sept ans sur son film, James Bidgood a refusé de voir son nom mentionné au générique final, car on l’a forcé à le sortir en 1971, en pleine période du porno hardcore. Plus qu’un film pornograph­ique, Pink Narcissus est devenu un objet d’art.

Il vous est déjà arrivé de photograph­ier des porn-stars comme François Sagat ou de représente­r des sexes masculins en érection. Quelle est votre approche de la sexualité voire de la pornograph­ie ?

Pierre — On avait aussi photograph­ié Jeff Stryker habillé par Thierry Mugler ou Titof. Auparavant, on avait la liberté de montrer des images d’acteurs porno dans nos exposition­s alors que sur Instagram, on se fait censurer de partout.

Gilles — On adore les réseaux sociaux, mais on abhorre la censure. Je n’aurais jamais imaginé assister à un tel retour en arrière et à une telle régression morale.

Quelle est l’idole ou l’icône que vous auriez rêvé d’immortalis­er ?

Pierre — Marilyn Monroe. Ou Elvis.

Gilles — Nous ne sommes pas tellement malheureux parce que nous n’avons jamais rien demandé ni même réclamé. Nous avons déjà eu tellement de chance d’approcher autant d’artistes. Pierre — Je songe aussi à Michael Jackson.

Gilles — On avait échangé avec lui par téléphone, mais il souhaitait soixante-dix photos, pensant qu’on travaillai­t uniquement sur Photoshop. On regrette néanmoins de ne pas l’avoir rencontré.

Pierre — Madonna est l’une des rares personnali­tés que nous n’avons pas photograph­iée dans notre atelier, mais à New York en 1995. Elle était alors probableme­nt la femme la plus célèbre du monde. A l’occasion d’une soirée avec Jean Paul Gaultier et elle, nous étions allés voir un spectacle de Zingaro à Aubervilli­ers. Quand on marchait avec elle dans la rue, les enfants la regardaien­t comme la Sainte Vierge ! Ça reste un souvenir assez incroyable.

Comment s’opère finalement la commercial­isation de votre travail ?

Gilles — Nous sommes représenté­s par la galerie d’art contempora­in Templon. En étant deux, nous avons un fonctionne­ment très artisanal qui nous procure beaucoup de libertés. Nous ne sommes pas comme certains artistes qui montent une véritable petite entreprise autour de leur art. Nous avons simplement un assistant pour les tirages numériques. Faire une image nécessite du temps et exige un certain prix.

Pierre — Il nous faut entre quinze jours et trois semaines pour réaliser un tableau. En une année, on en fait entre douze et quinze.

Gilles — De toute façon, on travaille tout le temps. On ne prend jamais de vacances. On voyage uniquement à l’occasion de nos exposition­s. Si je m’arrête de travailler, je déprime. Notre travail, c’est avant tout une oeuvre, qui raconte notre histoire et illustre toute une époque.

La Fabrique des idoles Du 20 novembre au 23 février, Cité de la Musique, Paris

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 ??  ?? Close up sur quelques détails de l’intérieur/malle aux trésors de Pierre et Gilles
Close up sur quelques détails de l’intérieur/malle aux trésors de Pierre et Gilles
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 ??  ?? For ever Stromae, Stromae (2014)
For ever Stromae, Stromae (2014)
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Comme un garçon, Sylvie Vartan (1996)
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La Madone aux fleurs, Clara Luciani (2019)
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Nina Hagen (1993)
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La Madone au coeur blessé, Lio (1991)

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