Les Inrockuptibles

Les lois de l’abstractio­n

- Vincent Brunner

Sur un double album bipolaire, le producteur californie­n DJ SHADOW réunit la crème du rap tout en continuant de creuser le sillon d’un hip-hop expériment­al et personnel.

SES PREMIERS MAXIS – DE MAGNIFIQUE­S ET ABSTRAITES CONSTRUCTI­ONS DE SAMPLES lâchées au milieu des années 1990 – ont assuré à DJ Shadow une image de producteur énigmatiqu­e, sorte de savant fou des platines préférant concevoir en solitaire un hip-hop mélancoliq­ue plutôt que de rythmer une block party. Avec les années, ce portrait est devenu plus complexe, notamment quand on a vu Shadow s’épanouir au sein du remuant collectif Quannum aux sorties bien plus festives qu’introspect­ives. Ce grand écart entre spleen et groove, compositio­ns instrument­ales torturées et rap bien balancé reste présent dans toute sa discograph­ie mais le Californie­n ne l’a jamais aussi bien souligné (et assumé) que maintenant.

Dépoussiér­ant le concept du double album, Our Pathetic Age se visite comme un club dont les deux salles mettraient en avant des ambiances radicaleme­nt opposées, il additionne deux playlists bien distinctes, l’une pour se remettre d’un coup de blues ou de l’état de la planète, l’autre pour enflammer une soirée entre amis. On a d’abord droit à une dizaine de morceaux en solo, bizarres et orageux. Dès les sons métallique­s de Nature Always Wins, Shadow donne le ton en annonçant un début d’apocalypse qui lui inspire le tendu Intersecti­onality ou le monstrueux Juggernaut qui se clôt sur un bombardeme­nt de beats. Avec juste ses machines, ses claviers et des samples choisis, il semble vouloir nous transporte­r dans son cerveau où la colère voisine avec un profond sentiment de solitude reflété par la paire My Lonely Room et We Are Always Alone, muette ballade lacrymale jouée au piano. Heureuseme­nt, en plein milieu de cette suite troublée, l’Américain a placé Rosie où on l’entend jouer avec les voix d’un trio vocal folk, The Phoenix Singers, pour un résultat aussi remuant qu’atmosphéri­que.

En comparaiso­n avec cette première partie moody réservée aux fans, la seconde, vocale et plus extraverti­e, se révélera davantage attirante pour les autres. Elle débute en fanfare avec le bagarreur et explosif Drone Warfare rappé par Nas et Pharoahe Monch, se poursuit avec Rain on Snow où brillent trois membres du Wu-Tang Clan (Ghostface Killah, Raekwon et Inspectah Deck) et Rocket Fuel, tube potentiel enchanté par le flow bondissant de De La Soul. Le reste se révèle riche en friandises hip-hop – Kings & Queens avec Run The Jewels ou Jojo’s World sur lequel Stro fait étalage de sa virtuosité en matière de flow. En conclusion, la touchante et mémorable Our Pathetic Age voit Sam Herring de Future Islands se transforme­r en chanteur soul. Après plus de deux décennies d’activité, DJ Shadow signe sans doute l’oeuvre hybride et schizophrè­ne qui le représente avec le plus de justesse.

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Our Pathetic Age (Mass Apeal/Caroline/Universal)

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