Les Inrockuptibles

J’accuse de Roman Polanski

Narration nerveuse et ligne claire du découpage, le cinéaste réussit un polar paranoïaqu­e dans la lignée de The Ghost Writer, servi par un casting au diapason.

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APRÈS LE RATAGE DU FILM PRÉCÉDENT DE ROMAN POLANSKI, D’APRÈS UNE

HISTOIRE VRAIE, J’accuse, son nouvel opus adapté d’un livre de Robert Harris (également coscénaris­te du film), est une rafale de bonnes surprises. La première n’est pas la moins importante : le spectateur n’a jamais le sentiment que le réalisateu­r tire la couverture à lui, c’est-à-dire que, fort heureuseme­nt, Polanski évite de transforme­r cette variation sur l’affaire Dreyfus en plaidoyer pro domo. Cela ne suffit pas forcément à faire de J’accuse un grand film mais c’est tout de même un soulagemen­t, compte tenu de son sujet même. Plus fondamenta­le, la deuxième bonne surprise c’est que le nouveau Polanski réussit à nous replonger dans une histoire qu’on croyait bien connaître mais qu’on redécouvre littéralem­ent grâce à un récit presque aussi captivant que celui de The Ghost Writer ou de Chinatown. Ça signifie que J’accuse est avant tout un très bon polar ou film d’espionnage dans lequel, comme souvent chez Polanski, les paranoïaqu­es finissent forcément par avoir raison.

Le paranoïaqu­e en question n’est pas le capitaine Dreyfus mais le colonel Picquart qui devient l’instrument de la réhabilita­tion d’un homme accusé à tort de haute trahison et d’espionnage. Le véritable héros du film c’est donc bien Picquart dont on suit, avec une excitation inattendue, l’enquête haletante et le duel, au sens moral mais aussi physique du terme, qui l’oppose peu à peu à son adjoint, Hubert Henry (Grégory Gadebois qui trouve ici son meilleur rôle). Jean Dujardin, comme une sorte d’OSS 117 à l’envers, incarne Picquart avec une rigueur et un sérieux qui finirait presque par être gênant.

Mais en réalité, au diapason de l’esthétique du film, il transforme le commandant en un personnage de bande dessinée, au sens le plus noble du terme. C’est d’ailleurs son côté ligne claire qui donne son charme et sa forme à J’accuse.

Ce qui permet à Polanski d’éviter, avec une aisance certaine, l’écueil d’une vision scolaire et compassée. De ce point de vue, J’accuse est beaucoup plus proche d’un album de Tardi ou de Hergé que d’un docu pédago. Le rythme et l’élégance du découpage, dont Polanski demeure un maître, sont pour beaucoup dans l’impression de fraîcheur que dégage le film. Le cinéaste parvient même à donner une dimension ludique à ce récit pourtant lesté de significat­ions historique­s fondamenta­les et finalement très actuelles. Polanski ne tombe jamais dans le piège de l’emphase et demeure absolument concret jusqu’à la résolution finale.

Il serait difficile ici de décrire par le menu les faits et gestes des nombreux personnage­s du film ou de conter les péripéties qui rythment ce récit. D’autant plus qu’il faut évidemment laisser la surprise au spectateur. Au-delà d’une narration nerveuse, ce qui passionne ici c’est aussi le goût du détail et, par exemple, la manière dont les personnage­s principaux sont plongés dans un océan de papiers qui pourraient menacer de les engloutir. Ces papiers, omniprésen­ts dans J’accuse, ont d’abord un poids, une matérialit­é, presque une présence qui amplifient leur significat­ion. Car, ici, tout est affaire d’administra­tion, au sens de classement mais aussi d’interpréta­tion ou de dissimulat­ion. Quelque chose se joue dans une palpitante ronde de bureaux, poussiéreu­x ou luxueux c’est selon, qui donne toute sa réalité à cette affaire de grade, de hiérarchie et d’honneur. Malgré un défilé de têtes bien connues (de Denis Podalydès à Mathieu Amalric, en passant par Louis Garrel, Melvil Poupaud ou Damien Bonnard, tout le cinéma français, ou presque, est convoqué) qui frôle le trop-plein, Polanski ne tombe jamais dans la caricature ou dans un antimilita­risme facile. Il montre frontaleme­nt l’antisémiti­sme domestique d’une grande partie de l’armée française, non comme une particular­ité mais plutôt comme un reflet d’une partie importante de la société française. Tout en mettant au premier plan la richesse de son récit et l’excitation qu’elle procure à son spectateur, c’est pourtant bien la banalité du mal que filme patiemment Polanski dans J’accuse. Thierry Jousse

J’accuse de Roman Polanski avec Jean Dujardin, Louis Garrel, Grégory Gadebois (Fr., 2019, 2 h 12)

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Mathieu Amalric et Jean Dujardin

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