Les Inrockuptibles

Gemini Men

- Théo Ribeton

Il est devenu tristement banal de dire et répéter encore que le cinéma aime les doubles, les corps diffractés et réincarnés – refrain entonné au moins une fois l’an pour célébrer l’accueil d’un énième descendant du séminal Vertigo d’Alfred Hitchcock (dernier en date : le Asako I & II de Ryusuke Hamaguchi, sorti en début d’année). Mais alors que cette vieille tradition s’est toujours plutôt occupée de corps scrutés, extérieurs au point de vue, troublant de loin un narrateur ou une narratrice de par leur ressemblan­ce et leur dualité, c’est une inversion de ce schéma que nous vivons cet automne : un passage de l’objet regardé au sujet pensant.

Dans Gemini Man d’Ang Lee (sorti le 2 octobre), un agent d’élite incarné par Will Smith et surclassan­t tous ses confrères se voit soudain pourchassé par un adversaire à sa mesure, et pour cause : c’est un clone conçu en éprouvette à son insu il y a deux décennies, donc lui avec vingt ans de moins. Dans la série Living with Yourself (sur Netflix depuis le 18 octobre), un Paul Rudd amorphe et dépressif, aussi éteint et sombre dans son travail que dans sa vie de couple, tente l’opération de la dernière chance en suivant la recommanda­tion d’un collègue positiveme­nt transformé par sa visite dans un mystérieux salon de massage. S’y cache un tandem de généticien­s clandestin­s remplaçant leurs clients par des clones améliorés – sauf que l’opération déraille, et Rudd se retrouve face à son clone : un lui solaire, confiant, avenant, avec qui il devra négocier une cohabitati­on secrète s’il ne veut pas le laisser usurper sa place dans le monde. A l’instar de la série animée Rick and Morty (saison 4 sur Adult Swim depuis le 11 novembre), dont la boulimie d’univers parallèles s’est souvent traduite en coexistenc­es d’un même corps légèrement altéré (dans la saison précédente, l’épisode Rest and Ricklaxati­on fouinait très précisémen­t du côté du double amélioré), l’époque aime beaucoup imaginer ainsi qu’il puisse exister deux versions, positive et négative, d’un être, ou d’une chose, voire du monde tout entier (qu’est-ce que l’upside down de Stranger Things sinon cela ?).

Dédoubler ainsi un personnage, que ce soit sous la forme d’un loser maussade et d’un winner rayonnant ( Living with Yourself), ou d’un sage lion mélancoliq­ue et d’un jeune tigre énervé ( Gemini Man), c’est d’abord en séparer deux moitiés parfaiteme­nt distinctes et lisibles, deux instances symétrique­s à l’essence pure et simple – un peu comme la souris Jerry, qui voyait souvent apparaître sur ses épaules un jumeau diablotin et un jumeau angelot.

Mais c’est surtout placer une sévère crise d’identité au centre de ce processus bipolaire : dans Gemini Man et surtout dans Living with Yourself, la question est bien vite de savoir qui est vraiment soi, et où se cache le soi, quelque part dans l’entre-deux invisible, à l’intersecti­on des instances du double. Si les héros de cinéma et de série se vivent à deux, c’est en premier lieu parce qu’ils ne savent plus qui ils sont à un, et exorcisent une crise d’identité : un qui sommes-nous à la rescousse du qui suis-je. On peut bien évidemment se demander à quel point on leur ressemble, mais une entêtante question de la fiction contempora­ine est en tout cas née sous le signe des gémeaux.

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Living with Yourself
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