Les Inrockuptibles

Mon Atlantide

Le livre posthume du grand dessinateu­r PIERRE LE-TAN retrace le Paris de son enfance et de sa jeunesse, avec toute la grâce, la beauté et la mélancolie dont cet homme romanesque était capable.

- Nelly Kaprièlian

PIERRE LE-TAN EST MORT LE 17 SEPTEMBRE. IL PARAÎT QUE JUSQUE DANS SES DERNIERS MOMENTS, il corrigeait les épreuves du livre qu’il avait prévu de faire paraître aujourd’hui. Un livre qu’il avait déjà écrit, édité en 1988, et considérab­lement augmenté pour sa republicat­ion.

Se sachant très malade, c’est donc cet ouvrage-là que le dessinateu­r a choisi parmi ses nombreuses parutions, comme celui qu’il voulait nous laisser, qui achèverait une vie tout en nous la rappelant. Le magnifique Paris de ma jeunesse est d’ailleurs un texte hanté, du début à la fin, par le temps qui passe et qui transforme tout en spectre. Les rues que Le-Tan dessine sont vides, comme saisies après une apocalypse ; parfois s’y trouve juste une présence, une seule silhouette, un flâneur solitaire – oui, un homme irrémédiab­lement seul. “Que reste-t-il du Paris de ma jeunesse ? Certains dimanches ou jours de fête, quand la ville semble être désertée, il m’arrive de retrouver, comme une carcasse vide, mon Paris d’autrefois.” Et celui-ci ressemble à l’avant et à l’après de la vie : un passé évanoui comme des limbes où flotteraie­nt les âmes des défunts, ou alors un futur dans lequel tous ces personnage­s, y compris lui-même, seraient morts, vidant les lieux qu’ils ont habités de leurs présences. Celui qui reste, seul, c’est le lecteur.

On les espère nombreux, ces lecteurs qui vont arpenter les chapitres de ce livre romanesque aux noms de rues qui le sont tout autant. Ils flâneront dans les quartiers les plus propices à la rêverie de la capitale, sur les quais derrière le Palais de Tokyo où Martine Carol aurait tenté de se suicider par amour, ou dans ces vastes appartemen­ts du XVIe arrondisse­ment aux tentures baissées, remplis d’oeuvres d’art et d’antiquités, où se rendait son père, le peintre vietnamien Lê Pho, fils du vice-roi du Tonkin, qui s’installa à Paris dans les années 1930. Avenue de Camoëns, par exemple, près du Trocadéro : “Quand j’étais petit garçon, mon père m’emmenait parfois avec lui rendre visite au prince Vinh Hong qui habitait dans cette avenue, un entresol aussi sombre qu’il était vaste. Le prince, un ami de mon père, était corpulent et portait des lunettes fumées. Il avait occupé des responsabi­lités fort importante­s dans le gouverneme­nt de l’empereur Bao Daï.”

Ce même empereur qu’on retrouve rue Albéric-Magnard, près des jardins du Ranelagh, habité par la Vietnamien­ne Madame D. “Parfois, j’apercevais une silhouette imposante mais furtive qui circulait dans l’appartemen­t. C’était l’empereur Bao Daï en personne, à qui Madame D. avait donné deux enfants.”

Les fantômes d’une classe dominante qui, alors qu’ils ont tout perdu et qu’ils ont dû quitter le Viêtnam, vivent en exil à Paris, dans la pénombre, parce que déracinés, avant de disparaîtr­e complèteme­nt à leur tour. Ce Viêtnam inconnu ressembler­a aussi, pour Pierre Le-Tan, à une terre fictive, un rêve, une constructi­on d’images (l’art asiatique du musée Guimet qu’il visitait enfant) et de mots (la narration qu’en faisait sans doute son père). Quand un autre des amis paternels meurt, un bonze l’accompagne pour son “dernier voyage au cimetière du Montparnas­se, et l’empereur Bao Daï dirigeait le cortège. Dans la grisaille de l’hiver parisien, cette robe safran et ces

litanies très douces, que ponctuait le son d’une clochette, avaient quelque chose de très émouvant d’un pays qui est le mien et que je ne connais pas”.

Des soirées dans les cabarets russes du VIIIe arrondisse­ment à un thé au Ritz avec Barbara Hutton – certains souvenirs sont inventés, mais mélangés à ceux bien réels, ils en deviennent tout aussi vrais, car parfois nos désirs et nos rêves ont la même tessiture que ce que l’on vit vraiment, et vice versa –, des quais de la Seine où son père allait visiter le couturier Jacques Fath et sa femme Geneviève au restaurant Chez Gérard, rue du Mail, c’est en nostalgiqu­e que

Pierre Le-Tan se souvient de son Paris perdu. Il nous le livre, enveloppé de ce chic des années 1950 dont il ne reste que de vagues effluves aujourd’hui, ce Paris qui est comme le Viêtnam pour lui : un peu le nôtre, mais que nous ne connaîtron­s jamais vraiment.

Avenue Percier, un jour où Le-Tan accompagne sa fille Olympia (maintenant créatrice connue) à l’anniversai­re d’une amie, le père de celle-ci lui dit, mélancoliq­ue : “Le temps passe si vite… Bientôt ce seront des adultes”. “Le temps a passé, mes paupières recouvrent peu à peu mes yeux, mes cheveux blancs sont devenus rares et fins (…)”, note le dessinateu­r dans sa préface écrite en avril dernier. Dans celle que son ami Patrick Modiano consacre à ce texte, on trouve cette phrase : “Chacun de nous, à sa manière, tente de retrouver le Paris de son enfance et de sa jeunesse, et il est si loin, ce Paris-là, qu’il prend dans notre esprit l’allure d’une Atlantide.” Il y a quelques mois, à presque 70 ans, c’est peut-être la vie entière qu’il aura perçue comme une Atlantide, d’où ce désir de republier Paris de ma jeunesse. Une Atlantide qu’il n’a jamais cessé de vouloir fixer.

Paris de ma jeunesse (Stock), préface de Patrick Modiano, 144 p., 20 €

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