Les Inrockuptibles

Refus d’obéissance

L’exposition DÉSOLÉ explore une autre scène française, comme une contre-propositio­n à celle actuelleme­nt présentée au Palais de Tokyo. Des artistes qui rejettent l’apolitisme facilement digérable et l’assignatio­n au témoignage. Jouissif et complexe.

- Ingrid Luquet Gad

“DÉSOLÉ”. LE TITRE COUPE L’HERBE SOUS LE PIED. D’entrée de jeu, les artistes signalent qu’ils refusent de se complaire aux attentes édictées par d’autres. A l’Ecole municipale des beaux-arts/Galerie Edouard Manet à Gennevilli­ers, Mohamed Bourouissa a réuni dix artistes attentifs aux questions d’hybridité, de diaspora, de migration, d’héritage ou de banlieue. La plupart ont déjà été vus au gré de différente­s exposition­s. Beaucoup d’entre eux se connaissen­t et ont exposé ensemble. Réunis, ils tracent un portrait génération­nel de la création émergente en France, quelque chose comme un second volet, une contre-propositio­n à l’actuelle exposition Futur, ancien, fugitif au Palais de Tokyo. Tout comme elle,

Désolé rassemble bien “une scène française”. Une autre scène française puisqu’aucun de ces artistes ne se retrouve de l’une à l’autre mais l’approche est comparable : pas de thématique, mais une diversité de pratiques qui entre elles abordent des questionne­ments similaires, ceux de l’époque.

En premier lieu, Désolé naît du désir de Mohamed Bourouissa de rassembler une communauté affective, celle qui tout simplement se forme lorsqu’un artiste en regarde et en apprécie d’autres. Il est lui-même artiste, mais la majorité de ses propositio­ns intègrent d’autres voix que la sienne qui deviennent les coauteurs ou bien d’autres artistes, invités à venir pluraliser la situation d’énonciatio­n. L’exercice de commissair­e d’exposition,

il ne l’a alors pas fondamenta­lement abordé autrement, à ceci près qu’il n’y présente cette fois-ci pas ses propres oeuvres.

A Gennevilli­ers, certains artistes dessinent (Soufiane Ababri, Neïla Czermak Ichti), d’autres travaillen­t l’installati­on (Gaëlle Choisne), qu’ils lient à la vidéo (Neïl Beloufa), au son (Julien Creuzet), pratiquent la photograph­ie (Sabrina Belouaar), le film (Rayane Mcirdi, Laura Henno) ou l’animation 3D (Sara Sadik). Et puis, il y a Henry Taylor, le peintre à succès angeleno placé là, sur un mur un peu en marge, comme une sorte d’oncle bienveilla­nt surveillan­t l’invention d’une autre approche que ce qui a court outre-Atlantique de la part de cette jeune scène française.

Des points communs se dégagent bel et bien. A l’exemple du refus de la valeur documentai­re. On ne verra pas d’archives ou d’objets trouvés venant réécrire la grande Histoire, ou se pencher en archéologu­e sur un épisode en particulie­r. Ici, ce qui compte c’est l’expérience subjective, de l’individu ou de son cercle proche, et sa mise en récit ou en fiction. Or, de ces artistes qui portent en eux une autre identité que celle dominante, il est souvent attendu qu’ils produisent un équivalent fidèle, honnête, transparen­t de leur expérience, de leur héritage, de leur communauté. Qu’ils soient, en un certain sens, utiles comme le serait un historien ou un sociologue. Désolé s’y refuse. Sa thématique, c’est ce double refus : ni l’apolitisme facilement digérable ni l’assignatio­n au témoignage.

Le film Le Toit (2018) de Rayane Mcirdi est le premier que l’on voit en rentrant dans l’exposition. Il est aussi celui qui se confronte le plus directemen­t à cette valeur documentai­re pour la subvertir par ses codes mêmes. Filmé comme les cinq autres de la série Les Princes de la ville sur un territoire situé entre Asnières et Gennevilli­ers, il s’ouvre sur un plan tremblant montrant au loin le sommet d’immeubles. Une voix annonce que l’histoire que l’on s’apprête à entendre a commencé au moment de l’affaire Théo. Tout est là pour que les réflexes de perception et de réception de l’image documentai­re soient enclenchés. Seulement, toute la suite du film jouera sur l’attente déçue.

A l’image, quatre jeunes adultes tuent le temps sur le toit. Ils jouent aux jeux vidéo, fument, toisent les allées en contre-bas. En voix off, l’un d’entre eux raconte une histoire de police et de jeunes du quartier. Une autre histoire, aussi savoureuse que banale, prend, à la raconter, des proportion­s épiques entrecoupé­es de blagues et de digression­s. On sent qu’elle l’a déjà été mille fois, que le choix des mots et des effets est travaillé. Les émeutes de 2015 sont évoquées, mais comme une toile de fond à ce récit en particulie­r. Les perspectiv­es s’inversent, la focale change, les voix se pluralisen­t.

Désolé est un refus, celui de se contenter de répondre aux représenta­tions dominantes, d’accepter de forcément faire sens ou d’être lisible. Il en résulte un ensemble jouissif d’oeuvres joyeuses, ambiguës, légères, piquantes et complexes.

Désolé Jusqu’au 14 décembre, Ecole municipale des beaux-arts/Galerie Edouard Manet, Gennevilli­ers

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 ??  ?? Vue de l’exposition Désolé, Gaëlle Choisne, Sabrina Belouaar, Neil Beloufa, Rayane Mcirdi, Gaëlle Choisne, Neïla Czermak Ichti
Vue de l’exposition Désolé, Gaëlle Choisne, Sabrina Belouaar, Neil Beloufa, Rayane Mcirdi, Gaëlle Choisne, Neïla Czermak Ichti

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