Les Inrockuptibles

ELIA SULEIMAN

Le cinéaste palestinie­n très en verve

- TEXTE Jean-Baptiste Morain PHOTO Felipe Barbosa pour Les Inrockupti­bles

EN VINGT-TROIS ANS, ELIA SULEIMAN, PALESTINIE­N D’ISRAËL, NÉ À NAZARETH EN 1960, N’A TOURNÉ QUE QUATRE LONGS MÉTRAGES : Chronique d’une disparitio­n (1996), Interventi­on divine (2002), Le temps qu’il reste (2009) et aujourd’hui It Must Be Heaven (mention spéciale du Jury et prix de la Critique à Cannes). Etrange phénomène : on a presque l’impression qu’il en a réalisé le double, tant les images de ses films sont restées dans nos cerveaux. Certes, d’un film à l’autre, Suleiman tisse son histoire, celle de son double de cinéma, pince-sans-rire, dépressif, qui regarde la vie des Palestinie­ns d’un air désabusé, et construit des films burlesques très dessinés (peints, dirait-il), très graphiques, qui nous rappellent Jacques Tati et se ressemblen­t beaucoup entre eux. Aujourd’hui, à presque 60 ans, Suleiman nous a paru à la fois plus détendu qu’il y a dix ans et plus ultra-sensible que jamais, assumant sans honte de laisser son regard s’embuer quand il se souvient d’une spectatric­e qui l’a comblé en lui disant à la sortie du film qu’elle n’avait jamais trop su si elle devait rire ou pleurer. Mais aussi capable de colère quand l’impuissanc­e face à l’injustice (du sort des Kurdes, notamment) l’empêche d’avoir recours à son arme de survie : l’humour.

C’est votre premier long métrage depuis Le temps qu’il reste, en 2009. Quel rapport entretenez-vous au cinéma ? A-t-il évolué ?

Elia Suleiman — Quand vous devenez vieux, comme moi, et que vous avez fait quelques films, que vous n’avez plus l’ambition de prouver quoi que ce soit, quelque chose d’inattendu vous vient soudain à l’esprit : le défi de fabriquer une image pure qui aurait toutes les significat­ions en même temps. Et je crois que c’était mon ambition, notamment dans la scène avec la Bédouine. Elle marche entre les allées d’arbres en portant de l’eau sur sa tête, pose l’une des cruches, revient dix mètres en arrière pour aller chercher une seconde cruche, la porte vingt mètres plus loin, donc dix plus loin que la première, et ainsi de suite pour accomplir en une seule fois deux corvées d’eau. C’est un souvenir du passé. C’est une manière de montrer ce que nous avons perdu. Cette femme est typiquemen­t palestinie­nne. Le paysage que j’ai choisi pour la voir déambuler, aussi. Ensuite, on peut se dire que cette femme incarne la Palestine, mais je crois qu’au moment où vous voyez la scène, vous ne pensez à rien d’autre qu’à ce que vous voyez, sans y chercher ou y voir une quelconque significat­ion. C’est la compositio­n de la scène qui m’intéressai­t, et rien d’autre. Evidemment, vous devez poser un regard critique sur votre époque. Le film doit être en tension avec elle. Mais toujours, toujours, quelque chose en vous vous dit d’être “le plus subtil possible” (en français). Mon espoir, c’est qu’à travers l’humour, les gens oublient de quoi ça parle et ce que je suis en train de critiquer. Je veux d’abord qu’ils rient, et que plus tard, possibleme­nt, ils se disent : “Mais que sommes-nous en train de vivre ?” Je pense du plus profond de mon coeur que le plaisir pur est politique. Tellement de choses peuvent naître du plaisir : moins de violence, plus d’attention à l’autre, etc.

Vos gags naissent-ils de votre imaginatio­n, ou les tirezvous aussi de la réalité ?

Tout, dans ce film comme dans tous mes films, tire ses racines de la vie réelle. Les policiers sur les gyroroues à Paris, les passants sur skateboard­s, etc. Evidemment, je ne copie pas la réalité, parce que ce serait assez ennuyeux. Il faut tout métamorpho­ser de manière cinématiqu­e, esthétiser, chorégraph­ier. Mais chaque image de mes films, chaque gag vient de mon carnet de notes, de ce que j’ai observé.

Ce que j’en fais, oui, semble avoir été imaginé ! Parce que j’essaie d’aller voir derrière la réalité.

A quelle étape de votre “carrière” de cinéaste vous sentez-vous aujourd’hui ?

(Soupir) Je le sais et ne le sais pas. Je ne peux pas faire un film si je n’en ressens pas la nécessité. J’ai fait peu de films à cause de cela. J’attends encore de me détacher de celui-là. Je continue à le regarder sans le comprendre tout à fait. Je crois que j’ai besoin d’un an pour voir ce film et pour voir qui je suis “vis-à-vis”

(en français) de lui. Il me faut du temps. Peut-être parce que mes films sont en partie autobiogra­phiques. Pour le moment, je n’arrive pas vraiment à faire une différence entre lui et moi. Et puis, à chaque fois que j’ai l’idée de mon prochain film, une idée qui m’inspire, qui m’excite, elle me plonge aussi dans un océan de doutes. Je suis plein de doutes, dans ma vie et surtout mon travail. Quand à un moment je me dis qu’il serait intéressan­t de creuser cette idée, si je le fais trop vite, je l’abandonne rapidement… J’attends donc le moment où je serai en deuil d’It Must Be Heaven, puis ensuite je traversera­i une période où je me sentirai vraiment perdu, à un point de solitude absolu, où j’irai errer, marcher longuement, je resterai assis pendant des heures sans parler. Et je recommence­rai à me poser les mêmes questions existentie­lles que beaucoup de gens : “De quoi est-il question, au juste ?” Il faut tout cela, attendre le moment où le vide commence à cesser de me rendre visite. Vient une période “post mortem”, une autre forme de vide où je ne me sens pas tout à fait moi-même. Puis lui succède le terrible sentiment d’être trop moi-même (rires). Ainsi de suite. Je vis mes films avant de les faire. Et j’y prends du plaisir, de la joie. Mes rêves éveillés durent des années, je vis tout le temps dans l’imaginaire. Je regarde des Post-it pendant des heures. Je cherche le montage, je m’énerve sur certaines images, etc. Tout se déroule dans un monde imaginaire. Et puis je retourne dans le monde réel pour trouver de l’argent pour financer le film. Ensuite, quand je commence à préparer le tournage, je retourne dans le rêve. Après le film, je m’éveille au monde ! Sauf que j’ai dix ans de plus (rires) ! L’année prochaine j’aurai 60 ans, ce qui signifie que je ne suis plus tout à fait jeune et que je ne peux pas attendre très longtemps avant de faire un autre film... Mais je suis pris dans le sandwich du temps, parce que je ne suis pas sûr que si je faisais un film très vite, je l’aimerais... J’aime faire mes films comme je mettrais des couleurs sur un tableau. Et ce tableau doit me dire quand il est enfin un tableau. Je ne fais pas du coloriage. Je “peins” mes films couche après couche. Il me faut du temps.

Au coeur de vos films précédents, il y avait certes votre personnage, mais aussi votre mère, votre père, ou une femme aimée. Dans It Must Be Heaven, votre personnage est seul, très seul. Pourquoi ?

Je ne suis pas seul, personnell­ement, je vis avec bonheur et depuis longtemps avec la même femme (sourire). La solitude de mon personnage était une composante nécessaire pour atteindre ce que le film tend à suggérer. Il me semblait nécessaire que chaque spectateur puisse lui aussi ressentir intensémen­t une extrême solitude. Qu’il rie en voyant le film, mais qu’il ait ensuite un sentiment de mélancolie et de solitude. Parce que c’est moi et que je pense que je ressens probableme­nt, comme beaucoup de gens, une très grande solitude mais aussi le sentiment qu’on peut supporter cette solitude ensemble. Il s’agit d’un geste individual­iste. Il ne s’agit pas pour moi de dire : “Tenons-nous la main pour lutter contre le terrorisme !” Il est question de partager nos sentiments intérieurs face à la violence. C’est, je crois, quelque chose qui n’a jamais été vraiment fait. Nous parlons souvent de nos sentiments en restant à la surface des choses. Nous disons : “Oh, le terrorisme... Oh, la violence...” Mais c’est autre chose de consacrer du temps à exprimer des sentiments que nous ne dirions – et encore – qu’aux gens les plus proches de nous au bout de plusieurs heures de discussion. Parce que quand vous dites certaines choses vous avez peur que l’on vous trouve étrange. Beaucoup d’entre nous, dans l’ambiance mondiale actuelle, n’expriment pas leurs émotions les plus profondes, les plus mauvaises. Partageons-les toutes ! Si vous regardez le monde dans lequel nous vivons, il est fou. Par exemple au Kurdistan. C’est fou parce que nous restons chez nous, vivons notre vie et regardons des gens mourir, d’autres êtres exécutés, sans rien dire. C’est désespéran­t. Les gens pour lesquels nous sommes censés avoir voté sont ceux qui collaboren­t avec les assassins. Ici comme dans tous les pays. Quand je fais un film je ne parle pas de tout ça, je ne veux pas le montrer. Mais, en même temps, je prends le temps de le montrer en empruntant les voies détournées de l’esthétisat­ion – qui ne sauvera pas le monde. Le cinéma ne le fait pas. Mais au moins il peut nous aider à nous tenir ensemble d’une manière intéressan­te et cosmique, celle du plaisir d’être ensemble.

Dans la dernière scène du film, vous montrez des gens qui dansent dans une boîte de nuit. La danse, qu’est-ce que c’est pour vous ? La joie ? Une forme de résistance ?

Ces gens sont réels. Ils incarnent effectivem­ent une nouvelle génération, une nouvelle forme de résistance. Ils sont pacifistes, heureux d’être ensemble, ils s’expriment par la culture, ils vibrent, sont énergiques, n’ont pas d’idéologie, ils n’appartienn­ent à aucun parti – vous ne pouvez donc pas les enfermer ou les arrêter... –, il est difficile de les catégorise­r. C’est ce qu’il y a de pire pour une autorité ! C’est la forme la plus haïe de résistance... Ils ne sortent pas une arme, ils dansent et aiment la vie. Je tournais mon film et j’étais mélancoliq­ue et désespéré, je voyais que Nazareth était devenu un ghetto. J’ai entendu dire que tous les jeunes gens se retrouvaie­nt à Haïfa. Alors on m’a emmené voir un bar, puis deux, puis trois, etc. Partout, de la musique. Comme un happening,

un lieu de connexion. Et on a atterri dans ce bar gay et lesbien. Ils étaient tous palestinie­ns. Tous les plus beaux bars et clubs sont palestinie­ns. Quand je les ai vus, j’ai dit : “OK, c’est la fin du film, c’est ce que je cherchais.” Bien sûr, je suis en dehors de cette forme de résistance, je ne cherche pas à les récupérer. Ils sont géniaux parce qu’ils incarnent exactement le concept universel du Palestinie­n : ils sont activistes, connectés au monde, leur sens de l’identité palestinie­nne n’est pas nationalis­te, ils s’identifien­t au reste du monde (ils se moquent de la couleur de peau, du genre, etc.), et c’est ça pour eux être palestinie­n. Ce n’est pas un truc géographiq­ue, comme pour les vieux Palestinie­ns qui voulaient absolument libérer le territoire palestinie­n.

Dans le film, vous ne montrez effectivem­ent pas la violence, ou très peu, mais dans chaque ville (Nazareth, Paris, New York), il y a des policiers partout...

C’est la réalité. Ici, en France, on entend tout le temps : “Etat d’urgence, état d’urgence !”, mais cet état d’urgence est une forme globalisée de la violence. Ils ont transformé l’état d’urgence, l’état d’exception, en statu quo. Maintenant, nous devons respecter le fait d’être tout le temps en état d’urgence. Alors les policiers peuvent frapper à votre porte à n’importe quel moment, vous arrêter, vous gazer ! Il y a une tension qui infuse en vous. A chaque fois que vous voyez un policier, vous vous demandez si vous n’avez pas fait quelque chose de mal ! Nous vivons sous une forme d’occupation globale. Et ils vous disent qu’il n’y a plus de frontières, mais c’est faux, il y a des murs partout. Les frontières sont ouvertes uniquement pour le consuméris­me. Désolé pour ce discours politique. Au coeur de mon film, je veux mettre du plaisir, mais dans la vie réelle, je ne vois pas beaucoup de plaisir dans nos sociétés. J’ai fait un film pour donner du plaisir aux gens. Le temps du film doit être une évasion poétique. J’aime beaucoup l’idée de s’échapper en direction des images. Et j’aime quand les images viennent vers nous. C’est comme lorsqu’on vous participez à un grand repas. Vous commencez à vivre de manière organique, à travers vos sens. Pour moi, le cinéma doit vous mettre dans cet état.

Lire la critique du film p. 56

“Au coeur de mon film, je veux mettre du plaisir, mais dans la vie réelle, je ne vois pas beaucoup de plaisir dans nos sociétés”

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A Paris, en octobre
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