Les Inrockuptibles

RAMY YOUSSEF

L’Américain nous présente sa comédie “psychosexu­elle et spirituell­e”

- TEXTE Olivier Joyard

DANS LE QUATRIÈME ÉPISODE DE “RAMY”, LE HÉROS DISPARAÎT. OU PLUTÔT, IL ÉMERGE TRANSFORMÉ, DANS UNE VERSION DE LUI-MÊME PLUS JEUNE d’une bonne quinzaine d’années. Flash-back. Le voici collégien, aussi hésitant et timide qu’il est possible de l’être durant ce moment charnière de la vie. En plus de la difficulté à grandir, un autre obstacle se dresse devant ce préado timide que nous apprenons vite à aimer : les attaques du 11 septembre 2001 viennent d’avoir lieu. En tant que musulman américain d’origine égyptienne, Ramy est la cible d’injures racistes et d’amalgames qui lui pèsent lourdement. L’épisode pourrait déjà creuser ce fardeau riche et complexe, il ajoute néanmoins une autre couche, un pas de côté trivial mais essentiel qui lui ressemble. Car, au fond de lui, Ramy ne pense qu’à une chose : apprendre à se masturber comme ses petits camarades, qui ne cessent de se vanter de leurs exploits (auto)sexuels. Comment continuer à ne penser qu’à ça alors que l’avenir du monde appartient au chaos ?

Ce décalage intime, cette drôlerie à la fois cruelle et irrésistib­le, la série les déploie tout au long de sa première saison, l’une des plus belles révélation­s de l’année, dont le quatrième épisode fait à la fois figure d’étalon émotionnel et d’exception. Car l’action de Ramy – le titre de la série et le prénom du personnage se confondent – se déroule quasi exclusivem­ent de nos jours, dans les pas d’un millennial du New Jersey coincé entre les exigences de sa foi, sa famille et ses désirs de vingtenair­e à casquette plutôt cool.

Comment faire le ramadan quand on a trop faim ou envie de regarder du porno ? Faut-il coucher exclusivem­ent avec des femmes musulmanes ? Les questions sont en général moins subtiles que les réponses. Tout est abordé d’un ton pop assumé, délié, tranquille. Une forme constammen­t séduisante qui ne laisse jamais tomber le sens, poussant les enjeux plus loin. “J’avais envie de raconter l’histoire d’un homme en recherche spirituell­e, qui voit sa foi comme une aspiration plutôt qu’un élément dont il devrait se débarrasse­r, explique le créateur et acteur principal de cette série largement autobiogra­phique, Ramy Youssef. J’ai l’impression que, souvent, les personnage­s qui incarnent une culture minoritair­e la considèren­t comme un poids mort et veulent à tout prix perdre ce poids. Je veux aller contre cette fiction-là. Je parlais déjà de ce sujet dans mon stand-up, et je souhaitais l’évoquer dans un récit à portée plus large. Il y a plus de cinq cents séries produites chaque année, un chiffre astronomiq­ue, alors il faut se démarquer. Celles et ceux qui regardent doivent se dire que ce que nous montrons, nous sommes les seuls à le montrer. C’est une responsabi­lité importante d’être original quand il y a tant de contenu disponible.”

Ramy Youssef a beau faire preuve d’une maturité impression­nante dans la conduite de son art, il reste un débutant, signe d’une époque où les voix les plus diverses peuvent éclore. Aux Etats-Unis, la série a été commandée par la plateforme de streaming Hulu, qui a pris le risque de faire confiance à ce quasi-inconnu, sauf des spécialist­es du stand-up et des fans attentifs de Mr. Robot – le natif de New York y a tenu un rôle récurrent dans la troisième saison.

Son parcours n’a pourtant rien d’un conte de fées : “J’ai commencé par l’improvisat­ion et la comédie vers l’âge de 16 ans, raconte-t-il. Au lycée, un super-programme nous permettait de créer

“J’aimais beaucoup George Carlin ou Dave Chappelle. Des types dont les blagues avaient du sens, notamment socialemen­t”

RAMY YOUSSEF

une chaîne de télé. J’ai appris le montage comme ça et réalisé de petites vidéos que j’écrivais et jouais avec mes amis…” Depuis plusieurs années déjà, la riche tradition américaine du stand-up lui avait ouvert les yeux : “J’ai un oncle assez aventureux qui me montrait du George Carlin (l’inspiratio­n majeure de Louis CK – ndlr) quand j’avais 10 ans (rires) ! J’aimais aussi beaucoup Dave Chappelle. Des types dont les blagues avaient du sens, notamment socialemen­t.” Avant de reprendre le flambeau à sa manière, Ramy Youssef a traîné ses guêtres dans l’arrière-cour d’Hollywood, comme beaucoup d’aspirants au succès avant lui. “Je suis arrivé à Los Angeles pour être acteur, mais là-bas j’ai poussé à fond le stand-up, les sketches et l’impro…”, raconte-t-il.

Un passage dans l’émission de Stephen Colbert lui offre une renommée au-delà de ses potes, mais la libération a lieu avec Ramy. Youssef s’allie notamment avec Ari Katcher, l’un des créateurs de la sitcom The Carmichael Show. Dix épisodes naissent dans la foulée. “La première saison est remplie de sujets que j’ai explorés avec

mon stand-up. Nous voulions créer un personnage qui a mon visage : il lutte avec lui-même, ses croyances et ses désirs, pour trouver un but à sa vie.”

Avec des soucis propres à son âge – l’acteur-créateur vient d’avoir 28 ans –, ce type un peu gauche mais diablement séduisant arrive après une flopée de figures indie nées dans les années 2010, que ce soit Hannah de Girls, le duo féminin de Broad City ou le héros déphasé d’Atlanta joué par Donald Glover. Au-delà du format – les épisodes durent une trentaine de minutes –, une familiarit­é de style et de ton se déploie. “J’adore ces séries et je leur dois quelque chose : elles ont mis dans la tête des gens l’idée que des histoires singulière­s peuvent être portées par des personnes singulière­s.”

Pour réaliser le pilote de Ramy, Youssef a fait appel au réalisateu­r Harry Bradbeer, connu pour avoir réalisé l’essentiel des deux saisons merveilleu­ses de Fleabag. Mais les thèmes de la série restent bien les siens, à base d’intimité constammen­t contrariée et de souvenirs de son adolescenc­e dans le New Jersey. “La jonction entre la foi et la sexualité, c’est mon sujet. Je crois qu’on a vendu la série comme une comédie psychosexu­elle et spirituell­e ! Biologique­ment, nous avons des désirs. Intellectu­ellement, nous avons des croyances. Tout cela est central. Dès que les deux se joignent, tout le monde a un avis ou des leçons à donner. Ramy regarde cet endroit de frottement droit dans les yeux.”

Pour raconter son histoire et créer un espace sans jugement, Youssef a d’abord fait appel à des proches, notamment l’un de ses meilleurs amis, Steve Way, en situation de handicap, auquel la série donne une place centrale. La diversité est une méthode (“C’est un peu ma vie”, dit-il) devant et derrière la caméra. Youssef a notamment sollicité la réalisatri­ce palestino-américaine Cherien Dabis (Amreeka), et on retrouve au casting la grande Hiam Abbass.

Pour la nouvelle saison, à venir l’année prochaine, l’intéressé a changé les membres de sa salle d’écriture, ce qui a provoqué des frustratio­ns chez les personnes qui n’en font plus partie. “La deuxième saison n’est plus basée sur mon stand-up. J’ai besoin de personnes qui m’interrogen­t et me questionne­nt parfois durement. Puisque ce personnage est une version alternativ­e de moi, parfois très proche, ce recul et ces voix variées sont nécessaire­s. La série parle à notre génération dans sa globalité et elle raconte ce que veut dire être arabe et musulman en Amérique. Je tiens à cette multiplici­té et aux contradict­ions qui sont mises en scène. Les autres sont là pour me pousser plus loin, pour qu’on ne protège pas mon personnage.”

La liberté de Ramy est à ce prix. Dans sa première saison, la série passe par plusieurs états très différents et plusieurs territoire­s, les derniers épisodes se déroulant en Egypte, quand le héros va rendre visite à une partie de sa famille, choc culturel à la clé. Dans ces récits toujours maîtrisés, on ne perçoit aucune naïveté, plutôt une manière sobre et souvent irrésistib­le d’éclairer nos vies contempora­ines partagées entre le besoin d’une terre familière et un désir constant de traverser le miroir vers une autre réalité.

Au bout du compte, la série apparaît comme un havre à la fois drôle et grinçant dans un monde trop tendu. “L’Amérique aujourd’hui est très divisée, confirme Ramy Youssef. J’ai beaucoup pensé à ça. Souvent, notre communauté est définie dans l’espace public par le ‘Muslim ban’ de Trump (décret de janvier 2017 qui interdisai­t l’entrée sur le territoire américain aux ressortiss­ants de six pays à majorité musulmane – ndlr), par le fait qu’on nous appelle ‘terroriste­s’. La conscience du public est pleine de cela. Mon but est de montrer ce qui n’est ni évident ni représenté. Si je parlais de ce qu’on voit aux infos, je donnerais raison à ceux qui nous cataloguen­t. Ramy ne peut être efficace que si on y voit une réalité surprenant­e, diverse, nuancée. Nous sommes plus divers qu’on pourrait le croire. Je n’ai pas besoin de filmer les a priori.” Dans le contexte français obsédé par l’Islam, et même si elle ne le fait pas exprès, Ramy arrive comme un bol d’air salutaire.

Ramy disponible sur l’applicatio­n STARZPLAY (Apple TV) à partir du 12 décembre

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 ??  ?? Le rapport à la famille… (Hiam Habbass, Ramy Youssef et Laith Nakly)
Le rapport à la famille… (Hiam Habbass, Ramy Youssef et Laith Nakly)
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Le rapport à la foi…
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