Les Inrockuptibles

BONNIE “PRINCE” BILLY

Portrait d’une icône folk apaisée

- TEXTE Valentin Gény

UN TIC-TAC RÉGULIER RÉSONNE À L’AUTRE BOUT DU FIL. DERRIÈRE SES FAUX AIRS DE MÉCANISME D’HORLOGERIE, le bruit émis par les clignotant­s du véhicule de Will Oldham suffit à exprimer le temps qui passe. Après une demi-heure de discussion, l’entretien téléphoniq­ue avec le natif de Louisville est sur le point de prendre fin. “Je vais devoir te laisser, confirme-t-il au volant de sa voiture. Je me suis réveillé ce matin avec une douleur à l’oreille et je dois filer à mon rendez-vous chez le médecin. Mais on peut reprendre notre conversati­on dans une trentaine de minutes. J’ai le temps.”

La musique de celui qui se fait appeler Bonnie “Prince” Billy depuis pile vingt et un ans est indéniable­ment liée au temps. Elle puise ses racines dans le folk traditionn­el, évoque l’americana où se perpétuent les hymnes centenaire­s vénérés à travers les âges et rappelle qu’en définitive tout ce pan de la musique américaine est vraisembla­blement éternel.

I Made a Place, le premier disque de chansons originales signées Bonnie “Prince” Billy depuis 2011, pousse cette référence au temps jusqu’à en perdre toute notion : “Ce disque est plus un pas en arrière que deux pas en avant, avait prévenu le folkeux déconneur dans un communiqué. Il traite des richesses d’un passé non-vécu, qui n’est d’ailleurs pas passé.”

En janvier 2018, Will Oldham et son épouse, l’artiste Elsa Hansen, alors enceinte d’une petite fille, sont invités en résidence à Hawaii. Pendant plusieurs semaines, le couple s’installe dans une cabane située au coeur d’un parc de volcans en activité et se consacre à leurs arts respectifs. Alors qu’Elsa Hansen travaille ses broderies traditionn­elles, Will Oldham se tourne naturellem­ent vers la musique. Ces dernières années, l’icône folk du Kentucky a multiplié les albums de reprises et autres collaborat­ions en tout genre.

Aucune chanson originale n’a donc été composée depuis Wolfroy Goes to Town (2011) et la sortie non-officielle d’un disque autoprodui­t, sobrement baptisé Bonnie “Prince” Billy (2013). A Hawaii, étrangemen­t, les chansons affluent à nouveau sous les doigts du musicien. Pour Oldham, l’expérience est surprenant­e. “Je ne sais rien faire d’autre que de la musique, alors je ne pouvais que me remettre à faire des chansons, observe-t-il. J’ai donc commencé à travailler sur quelques titres, sans savoir ce que je faisais. Je n’avais aucune intention précise, mais je sentais que j’avais trouvé quelque chose et j’ai fini par m’investir honnêtemen­t dans la compositio­n à long terme, avec le plus grand sérieux. J’adorais le processus si bien que j’ai continué à façonner mes morceaux à notre retour dans le Kentucky.”

Animé par une énergie créatrice débordante, Will Oldham enchaîne les allers-retours entre ses deux maisons de Louisville pour peaufiner ses nouvelles compositio­ns. Jour après jour, il coupe certaines parties, ajoute quelques notes ici et là et modifie la tonalité ou le tempo de ses chansons inédites jusqu’à ce qu’elles finissent par devenir “intouchabl­es”. “Petit

à petit, l’ensemble ressemblai­t à un véritable album, s’exclame-t-il. Mais je n’avais pas l’intention de le publier. Je voulais le garder pour moi.”

Derrière cette réticence persistant­e à produire de nouvelles compositio­ns, Oldham exprime une aversion profonde pour l’industrie musicale. Lui qui s’était fait connaître dans les années 1990 sous l’appellatio­n Palace Brothers/Palace Music avec ses premiers disques de country lo-fi, aux pochettes faites maison et confection­nées par ses soins, se trouve aujourd’hui désemparé face à la dématérial­isation de la musique et au diktat des algorithme­s. “A quoi bon sortir des disques quand le public s’en remet aux services de streaming… Il n’y a plus d’expérience d’écoute, tout se perd, regrettet-il. Pendant des années, je n’avais aucune envie de remettre les pieds dans cette industrie avec quoi que ce soit d’original. Composer un album, l’enregistre­r, réfléchir à l’artwork… c’est quelque chose de merveilleu­x, mais l’envers du décor, de la distributi­on à la promotion des contenus, est aujourd’hui complèteme­nt ravagé.” Il poursuit : “Je ne suis pas du genre à annoncer officielle­ment que je prends ma retraite et que je ne sortirai plus de disques, mais j’étais convaincu que je n’en referais aucun. Finalement, le destin en a voulu autrement. Je ne devais pas oublier ces nouvelles chansons. Il fallait donc que je les enregistre avec d’autres personnes.”

Entouré d’une poignée de musiciens locaux, dont le fidèle bassiste Danny Kiely, la chanteuse folk Joan Shelley ou encore le guitariste Nathan Salsburg, la figure incontesta­ble de Louisville s’enferme aux Downtown Recording Studios, situés à une dizaine de minutes à pied de son domicile, pour immortalis­er ses dernières trouvaille­s. En deux jours, I Made a Place est enregistré. Les structures dépouillée­s de Bonnie “Prince” Billy, captées en direct, se parent alors d’arrangemen­ts soignés, où se déploient piano, orgue et tout un arsenal d’instrument­s à vent qui viennent égayer les compositio­ns.

“Nous avons travaillé dans l’urgence. Je savais donc ce que j’attendais des autres mais je voulais surtout qu’il y ait un peu de

“Je ne suis pas du genre à annoncer officielle­ment que je prends ma retraite et que je ne sortirai plus de disques, mais j’étais convaincu que je n’en referais aucun. Finalement, le destin en a voulu autrement”

BONNIE “PRINCE” BILLY

surprise pendant l’enregistre­ment, assure Oldham. J’essaie toujours de laisser assez d’espace pour que chacun puisse y ajouter sa touche. Les morceaux n’ont aucune fonction tant que d’autres musiciens ne sont pas impliqués.” De ses titres composés en solitaire, l’interprète d’I See a Darkness (1999) en a fait une oeuvre collective lumineuse. Dès les premières notes guillerett­es de banjo, New Memory Box instaure un climat de quiétude qui parcourt l’ensemble de l’album. “Ton monde flambe/Ta vieille maison brûle”, chante Bonnie “Prince” Billy en ouverture. L’apocalypse est irrévocabl­e (This Is Far from Over). Pourtant, l’avenir n’a jamais paru aussi radieux.

Aux mélodies enjouées (The Devil’s Throat, Squid Eye) répondent des envolées légères et oniriques (Dream Awhile, You Know the One, Nothing Is Busted), et chaque chanson révèle l’exceptionn­el état d’esprit de leur auteur. Will Oldham est désormais un père de famille heureux doublé d’un musicien apaisé. “J’ai passé ma vie entière dans l’incertitud­e. Mais récemment, cette incertitud­e a disparu. J’avais l’espoir de composer ces morceaux avec cet état d’esprit intact, afin qu’ils puissent en rendre compte. Et même si les étapes de création d’un album peuvent être contrarian­tes ou difficiles, je savais que je ne pouvais pas retomber dans cette forme d’incertitud­e parce que je ne la ressens plus au quotidien, entouré de ma femme et de notre fille.”

Si I Made a Place délivre un concentré d’optimisme, sa genèse en est la principale raison. Depuis la fin des années 1990, le natif du Kentucky multiplie les voyages à Hawaii. Parti à l’origine sur les traces de sa mère, née à Pearl Harbor, Will Oldham a fini par être totalement captivé par l’archipel du Pacifique jusqu’à s’intéresser à sa culture et entretenir des relations d’amitié avec certains de ses habitants. Quand il s’y est rendu en 2018, lors de sa résidence avec son épouse, Oldham est donc allé puiser dans la musique locale pour renouer avec la compositio­n et traduire en musique son ressenti.

“I Made a Place ne sonne pas comme un album de musique hawaïenne, s’amuse-t-il. Mais il renferme quelque chose de spécifique à cette culture. La musique hawaïenne telle qu’on la connaît, plus spécifique­ment celle de la fin des années 1960, début des années 1970, est remplie de chansons heureuses, pleines de bonheur. Tu peux y percevoir une certaine tristesse, mais il y a toujours quelque chose de positif qui flotte au-dessus. Je voulais faire un album de musique hawaïenne dans ce sens, dans ce qu’elle représente. Mais je suis un mec du Kentucky donc je fais de la musique du Kentucky, en gardant ses sonorités.”

Bonnie “Prince” Billy conjugue ainsi l’instrument­ation typique du folk et de la country traditionn­elle avec la philosophi­e positive, héritée des îles hawaïennes. Avec son alter ego, Oldham ouvre une “nouvelle boîte à souvenirs” intemporel­le, où les “voix survivent à leurs mélodies” (New Memory Box). Il chante les “doux souvenirs de ce qui va arriver” (You Know the One) et incite à “regarder en arrière sur l’avenir” tout en “regardant en avant vers le passé” (Look Backward on Your Future, Look Forward to Your Past). Le temps n’a alors plus d’emprise sur la musique. “Je ne crois pas qu’il existe une raison tangible à ce que l’on sépare le passé du futur, explique Will Oldham. Je pense que le futur est ici, qu’il coexiste avec le passé. J’ai toujours envisagé les choses de cette façon et la culture hawaïenne m’a aidé à mettre des mots sur cette conception du temps. Les expérience­s vécues ne sont jamais terminées. Tout a une continuité, tout ce qui t’entoure, et même la musique.” Surtout cette musique.

I Made a Place (Domino/A+LSO/Sony Music)

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