EN UNE ÉTIENNE DAHO
Rencontre exclusive autour d’Eden
A la faveur d’une réédition opportune et d’une tournée à guichets fermés, Eden, le sixième album d’ÉTIENNE DAHO, paru en 1996, bénéficie enfin des lumières médiatiques et de l’engouement public. Une double occasion de revenir sur ce chef-d’oeuvre visionnaire, réinterprété en ouverture des Trans Musicales par le chanteur rennais.
AU COMMENCEMENT ÉTAIT L’ALBUM FÉTICHE D’ETIENNE DAHO. PARU LE 19 NOVEMBRE 1996, “EDEN”, SON SIXIÈME CHAPITRE DISCOGRAPHIQUE, est un chef-d’oeuvre audacieux et visionnaire, largement incompris par une partie des médias nationaux (radios en tête) et bientôt du grand public, qui n’en croit pas ses oreilles après le raz-de-marée de Paris ailleurs (1991). Epuisé et rincé par l’album le plus vendu et populaire de sa carrière (écoulé à plus d’un demi-million d’exemplaires), le Rennais d’adoption envisage même le pire : arrêter de chanter.
Exilé à Londres depuis l’automne 1993 pour retrouver l’anonymat, la joie des plaisirs simples et le goût des sorties nocturnes, ce mélomane invétéré plonge avec frénésie dans les courants musicaux alors en vogue : la drum’n’bass, le trip hop et surtout la jungle, “la chose la plus sexy depuis le punk”, selon ses mots enflammés dans le livret de la réédition d’Eden. En contre-pied de sa reprise à succès de Mon manège à moi (1993) d’Edith Piaf, il décide de collaborer avec Saint Etienne, trio anglais de pop électronique dont il partage la passion pour Françoise Hardy. Sous la bannière tautologique
St. Etienne Daho, le natif d’Oran donne les tout premiers signes de son virage artistique, qui va influer sur le reste de sa discographie jusqu’aux Chansons de l’innocence retrouvée (2013) et à Blitz (2017), également élaborés dans la capitale anglaise. Parmi les cinq morceaux du maxi Reserection (1995), un titre volontiers ironique pour un Daho victime de rumeurs nauséabondes et mortifères, Jungle Pulse révèle une mélodie robotique “dans un frisson pré-orgastique”, comme il le chante magnifiquement sur des paroles écrites avec sa complice Brigitte Fontaine. A mille lieues des rengaines radiophoniques (Saudade, Les Voyages immobiles, Un homme à la mer) et parfois téléphonées (Des attractions désastre, Comme un igloo) de
Paris ailleurs, Jungle Pulse témoigne de l’hédonisme retrouvé et des aspirations artistiques d’un homme presque quadragénaire.
Revigoré mais loin d’être rasséréné, Etienne Daho imagine un sixième album en forme de voyage musical et sensoriel, dont la pochette solaire symboliserait un nouveau départ. Car “tout n’est que recommencement depuis que le monde est monde”, entonne-t-il en ouverture d’Au commencement, qui sera le premier single choisi pour résumer la tonalité jungle. Son appétence pour un disque électronique le conduit naturellement à reformer
Comme chez Baudelaire, la spiritualité est au service d’un hédonisme charnel qui transpire jusque dans la pochette
son tandem avec Arnold Turboust, mélodiste et arrangeur de l’ombre des tubes indémodables de Pop satori (1986). Si la première chanson d’Eden écrite avec le guitariste Robert Johnson est la plus classiquement dahoïste ( Quand tu m’appelles Eden, d’après un surnom amoureux donné à Etienne), les deux comparses consomment leurs retrouvailles sur les titres les plus synthétiques : Un serpent sans importance, L’Enfer enfin et Rendez-vous au jardin des plaisirs. Autant de morceaux qui impulsent le tempo dansant d’un disque envisagé, à une décennie d’écart, comme le prolongement de Pop satori.
Dans un autre registre, plus minéral et ourlé,
Les Pluies chaudes de l’été ravissent et illustrent ce son typique du milieu des années 1990, mélangeant programmations électroniques et arrangements orchestraux (dont Massive Attack ou Portishead ont fait leur renommée internationale). Un temps pressenti pour sortir en single,
Les Pluies chaudes de l’été demeure l’un des joyaux addictifs que les gens (re)découvrent enfin sur scène.
Autour de cette colonne vertébrale vont s’articuler des chansons illuminées par des voix extérieures : Lyn Byrd des Comateens ( Un serpent sans importance), Astrud Gilberto
( Les Bords de Seine, la plus belle carte postale sonore de Paris), Elli Medeiros ( Me manquer) et The Swingle Sisters ( Timide intimité) par ordre d’apparition prestigieuse. Pour la première fois de sa carrière, Daho multiplie les duos et les invités vocaux sur un même disque volontairement syncrétique. “C’est comme si on avait utilisé un shaker pour y mélanger toutes nos références”, reconnaît-il aujourd’hui dans un large sourire, dont l’obstination toute capricornienne pourrait résumer un parcours au diapason.
Loin de leurs bases géographiques et entre deux virées arrosées dans les clubs londoniens, Etienne Daho et Arnold Turboust rivalisent donc d’imagination, de trouvailles et peaufinent leur travail à quatre mains avec l’insigne David Whitaker à la direction d’orchestre et le très courtisé Mike Stent au mixage. Derrière son titre biblique, Eden cartographie l’imaginaire d’un artiste instinctif et obsessionnel. Comme chez Baudelaire, la spiritualité est au service d’un hédonisme charnel qui transpire jusque dans la pochette, immortalisée par Donald Christie sur une plage de La Baule (et non d’Ibiza, contrairement aux apparences irradiantes).
Quand le sixième 33t de Daho paraît, à l’automne 1996, les signaux sont au vert à l’image du code couleur choisi pour le graphisme. “C’était exactement l’album dont j’avais rêvé.
Et ce rêve s’appelait Eden”, nous confesse-t-il aux côtés d’Arnold Turboust, quelques jours après leur récent et mémorable concert à la Philharmonie de Paris. On connaît rétrospectivement la suite. Après l’écoute dubitative par Virgin, son label historique déjà
Une génération spontanée et pétrie de références anglo-saxonnes s’approprie soudain sa langue maternelle, à l’instar de l’auteur de Tombé pour la France depuis le début de sa carrière en 1981
surpris en flagrant délit de surdité à l’époque de Pop satori (malgré le résultat artistique et commercial que l’on sait), beaucoup de critiques ne comprennent pas l’importance capitale et l’avant-gardisme du sixième album de son auteur, déjà propulsé dans le prochain millénaire à l’heure de la French Touch (Air remixera Me manquer pour une superbe face B).
Si Eden devient rapidement disque d’or (100 000 ventes), il va plafonner dans les charts en raison de la politique contestable de singles de Virgin, découragé par la frilosité des programmateurs radio. A l’aune de l’actuel Eden Daho Tour, on se demande encore comment Les Bords de Seine, interprété en duo avec la diva bossa Astrud Gilberto, n’est pas devenu un standard immédiat. Ou comment l’hymne technoïde L’Enfer enfin, porté par un texte fédérateur (“Unis pour la vie nous allons mourir pour renaître”), est resté uniquement confiné sur l’album.
Autant de raisons qui expliquent l’insuccès public et le scepticisme critique d’un disque pourtant considéré par ses thuriféraires depuis sa sortie comme le chef-d’oeuvre absolu et intemporel du pionnier de la pop française. Pour mesurer l’influence à la fois profonde et diffuse sur le paysage hexagonal, il faut rappeler quelques faits d’une postérité désynchronisée pour Eden. Au détour du tribute Tombés pour Daho, édité par Discograph en 2008, trois reprises sont tirées du millésime 1996, qui a déjà douze ans d’âge. Alors qu’Elli Medeiros s’attaque à Jungle Pulse, elle s’acoquine aussi avec Benjamin Biolay sur Les Bords de Seine tandis que l’électronicien Readymade FC revêt son costume de crooner sur Soudain. Ironie de l’histoire, cette sublime ballade orchestrale composée par Nicholas Dembling (Comateens) empêcha Le Premier Jour (du reste de ta vie) de figurer au générique d’Eden, avant que ce single inédit ne sauve la mise commerciale de Daho à la sortie du best of Singles en 1998.
Au tournant des années 2010, le nom d’Etienne Daho devient le fil rouge d’une scène pop décomplexée qui se fait entendre partout dans l’Hexagone, avec La Femme, Lescop, Aline, The Pirouettes, Marc Desse, Pendentif ou encore Perez. Une génération spontanée et pétrie de références anglo-saxonnes qui s’approprie soudain sa langue maternelle, à l’instar de l’auteur de Tombé pour la France depuis le début de sa carrière en 1981. Interrogé sur un disque découvert à rebours
(lire encadré p.15), le Bordelais Julien Perez est saisi par la modernité d’Eden, vingt-trois ans après sa parution automnale : “Il anticipe ce qu’est devenue la pop : le lieu d’un décloisonnement des styles musicaux autour d’un personnage qui écrit et chante.” Un soir de juillet 2014, dans le cadre du festival Days Off, Etienne Daho réunit à la Salle Pleyel la jeune garde de la pop française dont il est le parrain naturel, la figure tutélaire et bienveillante. Chez un artiste comme Yan Wagner, invité sur les premières parties d’Eden Daho Tour, il ne peut voir qu’un descendant bercé par les sonorités électroniques du disque.
Pour achever un cycle de rééditions de son catalogue entamé en 2006 pour le vingtième anniversaire de Pop satori, Etienne Daho a gardé pour la fin ce qu’il considère comme ses trois disques “maudits” : Reserection, Réévolution et Eden. Pour son album préféré, Etienne imagine même le refaire vivre sur scène pour un bien nommé Eden Daho Tour aux allures d’inespéré retour vers le futur pour qui vécut le Kaléidoscope Tour circa 1996-1997. Dans la foulée de premières dates accueillies avec ferveur et où le parti pris électronique se marie idéalement avec un quatuor à cordes, le chanteur redonne vie à ces douze morceaux résistant superbement à la patine du temps. Comme chez Daho, “il n’est pas de hasard, il est des rendez-vous”, chanter Eden dans sa ville d’adoption en ouverture des 41e Trans Musicales est un nouveau “baiser du destin”.
Album Eden (Parlophone/Warner), coffret 2 CD, 3 CD ou vinyle Concerts Les 4 et 5 décembre aux Trans Musicales de Rennes (Théâtre national de Bretagne), le 10 décembre à Brest (Quartz), le 11 décembre à Mérignac (Pin Galant), le 13 décembre à Bruxelles (Cirque Royal), le 14 décembre à Roubaix (Colisée), le 23 décembre à Paris (Salle Pleyel), le 25 janvier à Paris (Olympia)
MAL PERÇU À SA SORTIE PAR LA CRITIQUE COMME PAR LE PUBLIC, “EDEN” DEMEURE L’UN DES MEILLEURS ALBUMS DU RENNAIS D’ADOPTION. Dans la foulée d’une réédition généreuse, le chanteur est reparti en tournée automnale pour réinterpréter Eden, et d’aucuns (re)découvrent enfin ces ballades orchestrales (Les Pluies chaudes de l’été, Soudain) et ces tubes espérés
(Au commencement, L’Enfer enfin, Quand tu m’appelles Eden). Encore sous le coup émotionnel du concert à la Philharmonie à Paris le 11 novembre, Etienne Daho et Arnold Turboust replongent dans leur indémodable chef-d’oeuvre à quatre mains.
Quel est le premier souvenir de l’enregistrement d’Eden qui vous revient en mémoire ?
Arnold Turboust — On donnait habituellement rendez-vous à David Whitaker, le célèbre arrangeur et chef d’orchestre, au studio le matin, vers 10 heures. Sauf qu’avec Etienne,
nous sortions tellement tard la nuit dans Londres que nous étions absolument incapables de nous lever (sourire). Tous les matins, on se réveillait de travers.
Etienne Daho — Je confirme, mais on sortait pour le travail (rires) ! C’était une époque complètement dingue. A Londres, nous étions au centre d’un bouillonnement artistique et musical. On absorbait tout ce qui nous arrivait. C’est sans doute pour cette raison qu’Eden est un album assez unique, car il mélange des influences tellement variées que sa cohérence demeure, encore aujourd’hui, un mystère pour moi. Je m’en rends compte actuellement sur scène, ça me demande une gymnastique intellectuelle de passer d’un univers à un autre. C’est un voyage musical.
La jungle, la drum’n’bass et le trip hop étaient alors les styles en vogue.
Etienne Daho — On redécouvrait aussi l’easy-listening et des disques qui m’étaient déjà très familiers depuis l’enfance : les albums de Dionne Warwick ou des Swingle Singers, qui figurent sur la chanson Timide intimité.
Ce disque marquait aussi vos retrouvailles artistiques depuis Pop satori, en 1986.
Arnold Turboust — Bien sûr, mais en dix ans, les moyens techniques et la façon de faire de la musique avaient déjà tellement changé. A Londres, on a eu la chance de collaborer avec quelques-uns des meilleurs techniciens et musiciens du moment : Fabien Waltmann, Andy Wright ou encore Alain Whyte, le guitariste de Morrissey.
Etienne Daho — Sans parler d’une flopée d’ingénieurs du son, à commencer par Mark “Spike” Stent, qu’on se partageait avec Madonna, U2 et ces horribles Spice Girls qui nous snobaient ouvertement.
Arnold Turboust — Nous étions grisés par la présence d’artistes gravitant autour des Olympic Studios et dont la figure tutélaire était Brian Eno, qui passait de temps en temps une tête dans notre studio.
Enregistrer à Londres était-il le parti pris de départ ?
Etienne Daho — Après une dernière tournée chaotique de Paris ailleurs, j’étais parti m’installer à Londres, fin 1993. A l’époque, je ne savais même pas si j’allais continuer à chanter. Il fallait d’abord que je me remette de mes émotions. De manière hasardeuse, j’ai commencé cette aventure avec Saint Etienne, qui a débouché sur le maxi Reserection et qui s’est soldée par le succès inattendu du single He’s on the Phone en Angleterre. J’ai pris ça comme un encouragement,
“Eden, c’est à la fois Londres, la combinaison artistique avec Arnold et le mélange des collaborations” ÉTIENNE DAHO
un signe du destin pour continuer. Puis, j’ai appelé Arnold pour envisager la suite de Pop satori. Je voulais reformer notre binôme pour composer, produire et loucher vers les musiques électroniques. Eden, c’est à la fois Londres, la combinaison artistique avec Arnold et le mélange des collaborations.
Comment avez-vous travaillé précisément ?
Etienne Daho — En fait, on suivait la personnalité de chaque chanson en la poussant au maximum. Quand Arnold a arrangé Les Bords de Seine, il y avait cette boucle à la fois jazz et hip-hop qui m’a aussitôt évoqué ce texte en forme de carte postale sonore du Paris de Saint-Germain-des-Prés. La chanter en duo avec Astrud Gilberto était inespéré. Pour cet album, c’est comme si on avait utilisé un shaker pour y mélanger toutes nos références.
Arnold Turboust — L’idée était simplement de se laisser porter par nos goûts et notre intuition, avant de rencontrer les personnes idoines pour alimenter notre processus créatif. On a retrouvé le même état d’esprit artistique que sur Pop satori.
Etienne Daho — Nous étions exactement dans la même frénésie, en travaillant jour et nuit. Et nous disposions de moyens considérables puisque je sortais du succès de Paris ailleurs : six mois de studio, des invités prestigieux, un orchestre symphonique. Au final, je pense qu’Eden reste l’album le plus cher de l’histoire pop française.
Le disque achevé était-il à la hauteur de vos attentes ?
Etienne Daho — Ah oui, c’était exactement l’album dont j’avais rêvé.
Et ce rêve s’appelait Eden.
Arnold Turboust — Pour ma part, j’avais du mal à croire que le disque était fini, je souhaitais toujours en rajouter et continuer à le peaufiner, surtout que nous étions si bien à Londres.
Etienne Daho — Arnold ayant une vie de famille, il fallait bien rentrer en France (sourire).
Arnold Turboust — J’avais hâte que l’album soit écouté, aimé et… compris.
Justement, à quel moment percevez-vous que la réception du disque ne serait pas aussi évidente que vous l’espériez ?
Etienne Daho — En radio, les programmateurs ont vite été désarçonnés par le single Au commencement. D’autant que Jungle Pulse, l’un des extraits du maxi Reserection, avait déjà suscité quelques grincements de dents. Je me souviens de cette écoute d’Eden organisée par Virgin au China Club, où les gens me regardaient accablés, exactement comme pour l’écoute de Pop satori. Honnêtement, je ne pensais pas que la perception de l’album serait si compliquée.
Arnold Turboust — Moi non plus, mais ça ne retirait absolument rien à notre satisfaction.
Etienne Daho — Nous étions tellement fiers d’Eden que ça nous rendait presque invulnérables. Je n’ai jamais calculé un seul album en termes de chiffres de ventes. Malheureusement, il y a eu une panique générale de la maison de disques et du management, mais j’ai reçu le soutien de médias et des gens qui m’intéressaient. Eden marque un statement. C’est le début d’une nouvelle carrière et d’une nouvelle façon de me percevoir. C’est la première fois que je racontais autant de choses autobiographiques dans les textes. Et si je suis encore là aujourd’hui, c’est grâce à Eden.
Arnold Turboust — La tournée d’Eden ressemble à une grande réconciliation avec le public.
Etienne Daho — La France est un pays assez monomaniaque dans ses modes. En pleine expansion de la rap culture et de la French Touch, il n’y avait guère de place pour un disque pop comme Eden.
Arnold Turboust — Comme disait Gainsbourg, il faut une locomotive pour tirer les wagons.
Etienne Daho — La locomotive est arrivée après les wagons, avec le single
Le Premier Jour (du reste de ta vie) en 1998 pour la sortie du best-of, qui a d’ailleurs rattrapé l’échec d’Eden.
Les tubes, c’est avant tout une dynamique de radio qui entraîne le succès d’un disque dans son sillage.
Deux décennies plus tard, Eden est enfin compris à sa juste mesure.
Etienne Daho — Ce qui me rendait dingue à l’époque, c’est que la rumeur autour de ma mort supposée prenait plus de place que l’album lui-même ! J’étais démuni devant une telle folie et absurdité médiatique.
Vous parlez aujourd’hui de l’album comme si vous l’aviez enregistré hier ou avant-hier.
Etienne Daho — Oui, parce que l’autre soir à la Philharmonie, je regardais Arnold derrière son clavier sur scène, et je ressentais la même ferveur qu’à l’Olympia en 1986 ! Il manquait simplement les soutifs et les caleçons qui nous pleuvaient dessus (sourire).