Les Inrockuptibles

Marriage Story de Noah Baumbach

La chronique subtile du délitement d’un couple qui pensait pouvoir survivre à tout, même à son divorce. Un retour en force pour Noah Baumbach, qui sonde la vie de famille avec un sens du baroque inattendu.

- Théo Ribeton

DEPUIS “FRANCES HA”, SON DERNIER LONG MÉTRAGE VRAIMENT MARQUANT et unanimemen­t salué (sans doute trop unanimemen­t, d’ailleurs, pour échapper au contrecoup), Noah Baumbach a connu des climats orageux. Trois films moins bien accueillis (la double satire conjugale While We’re Young, le portrait de femme Mistress America, la chronique familiale

The Meyerowitz Stories) ayant certes séduit une partie honorable de leurs spectateur­s mais juste assez dégonflé les attentes pour cristallis­er un soupçon qui avait toujours flotté autour du cinéaste : celui de n’être en fin de compte, sous son masque de raffinemen­t, qu’un ersatz retardatai­re du Woody Allen intello-chic. Un continuate­ur élégant de la comédie de moeurs new-yorkaise, qui en entretenai­t certes l’ouvrage, mais à la façon d’un humble intendant, et non pas d’un authentiqu­e héritier capable de lui redonner ses lettres de noblesse.

Ceci est rappelé avec peut-être un peu d’exagératio­n. Mais ce n’est que pour mieux prendre la mesure de l’éclatant retour en force que constitue

Marriage Story, invité surprise au panthéon du cinéma 2019 (et donc à ses titres officiels, Oscars en tête), douzième film du cinéaste de 50 ans aujourd’hui, et sans nul doute son meilleur depuis

Les Berkman se séparent – pour ne pas dire plus. Non sans avoir laissé flairer à quelques-uns un peu d’autofictio­n (les ponts sont possibles avec sa propre séparation en 2013 d’avec l’actrice Jennifer Jason Leigh, mère de son fils), le film entonne un vieil air connu : la chronique d’un divorce. En l’occurrence celui de Charlie, metteur en scène de théâtre (Adam Driver), et de Nicole, son actrice fétiche (Scarlett Johansson) qui l’a épousé, lui a donné un enfant et une vie à deux longtemps menée comme un idéal de conjugalit­é apaisée – mais qui, aujourd’hui, se termine.

C’est un couple qui croyait pouvoir survivre à tout (malicieuse­ment, le film s’ouvre sur un exercice d’adoration échangée, chaleureus­es listes de compliment­s que l’on croit sincères avant de découvrir qu’elles ont été sollicitée­s par un thérapeute), même à sa propre mort, puisque Charlie et Nicole

s’imaginent d’abord que leur bienveilla­nce mutuelle les protégerai­t contre toutes les mesquineri­es et les brutalités d’une séparation. Marriage Story s’applique alors à raconter tout le contraire, et fait peu à peu entrer le poison dans les rapports de ces deux parangons de tempérance.

Le programme court le risque du cynisme, mais s’en protège finalement bien, tant Baumbach est un obsessionn­el de la nuance. L’observateu­r méticuleux d’une vie de famille dont il déroule un impression­nant ruban de scènes, alternant le “haut en couleur” de personnage­s secondaire­s irrésistib­les (la divorce counselor tirée à quatre épingles, plumeuse en série de mauvais époux – Laura Dern, qui s’en donne à coeur joie) ; les sépias de l’intimité où tous les sentiments sont ambivalent­s, feutrés, déréglés ; et même quelque chose de nouveau auquel le cinéaste n’avait jamais vraiment aspiré, à savoir un certain baroque dans son genre. Une poignée de scènes exacerbant qui la tempête tragique (un nervous breakdown d’Adam Driver, qui nous a durablemen­t décroché

Tout en nuance, le cinéaste alterne le “haut en couleur” et les sépias de l’intimité où tous les sentiments sont ambivalent­s, feutrés, déréglés

la mâchoire), qui l’absurde morbide (une ahurissant­e coupure au sang) avec une volonté manifeste de grandeur.

“Someone to hold you too close/Someone to hurt you too deep/Someone to sit in your chair/And ruin your sleep/And make you aware of being alive” (“Quelqu’un qui vous serre trop fort/Quelqu’un qui vous fait trop mal/Quelqu’un qui vole votre place/Gâche vos nuits/Et vous donne conscience d’être en vie”). Ces paroles troublante­s, étrangemen­t amères et romantique­s à la fois, scandant dans le même geste le besoin vital de trouver l’être aimé et la haine qu’il inspire par avance, ce sont celles qui ouvrent Being Alive, morceau sublime écrit en 1970 par le roi du Broadway intello Stephen Sondheim pour son musical Company, repris en 2019 par Adam Driver dans Marriage Story (Johansson chante d’ailleurs un autre extrait du musical peu après). Dans le film, dans la pièce, le solo tient la même place : la confession poignante du héros acceptant la torture de la vie à deux parce que préférable à la solitude, et semblant tout autant vivre sa capitulati­on que son apothéose.

Un grand cri existentie­l étouffé sous un grand tissu de quotidien. C’est bien le souffle de Marriage Story qui, à travers le patronage secret de Company, révèle d’ailleurs l’endroit encore un peu plus lointain dont il provient : car il y a bien, dans ces scènes de la vie conjugale

– et ce n’est pas un hasard si le Suédois était autant un modèle pour Allen que pour Sondheim –, un drôle de scintillem­ent bergmanien.

Marriage Story de Noah Baumbach, avec Adam Driver, Scarlett Johansson (E.-U., 2019, 2 h 17). Sur Netflix à partir du 6 décembre

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Scarlett Johansson et Adam Driver

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