Les Inrockuptibles

Institut Benjamenta de Stephen & Timothy Quay

La premier long métrage des frères Quay, voyage expériment­al adapté d’un roman fameux de Robert Walser, se mérite. Une oeuvre qui “résiste”, mais diffuse un charme lancinant.

- Ludovic Béot

EN 1982, DE SA PLUME JOUEUSE, SERGE DANEY bâtissait dans les colonnes de Libération une merveilleu­se “lacrymotop­ographie”. Soit une cartograph­ie d’un squelette humain énumérant les zones et organes que les grands cinéastes parviennen­t à toucher en nous (Hitchcock : les yeux ; Sirk : le coeur ; Hawks : les artères, etc.).

Six ans plus tard et toujours avide de classifica­tions

– et en même temps, que serait la cinéphilie sans cette récréation qui consiste à ordonner les films ? –, il érigeait une liste qui recense en toute subjectivi­té une centaine de films, répertorié­s en huit catégories, de la lettre A à la lettre H. On peut y lire par exemple : “Indiscutab­le. Filmcompag­non de route.Vu et revu. ‘Lot’ primitif jamais épuisé”

(Les Parapluies de Cherbourg, Gertrud), ou “Mémoire vive mais vague d’y avoir adhéré” (Annie Hall, Apocalypse Now).

A partir de ce même procédé – l’inverse d’une science exacte et définitive –, on pourrait établir une catégorie qui irait bien à Institut Benjamenta et à toute une histoire du cinéma : film précieux mais qui résiste (au sommet de la catégorie, et toutes proportion­s gardées, on citera Le Miroir, L’Heure du loup, Inland Empire...). Le film des frères Quay, dont l’oeuvre tentaculai­re a foulé à peu près toutes les parcelles possibles et imaginable­s de l’image animée (documentai­re, court métrage, publicité, clip), n’indique pas à son spectateur par où entrer. Il l’égare même, lui rendant son accès un peu plus difficile et sinueux. Adapté d’un roman du poète et écrivain suisse Robert Walser dont il épure considérab­lement l’intrigue, Institut Benjamenta est d’abord un monde que l’on subit, une

Aussi cérébral que sensoriel, le film invite dans son antre Lynch, Buñuel et Genet

oeuvre-boule à neige repliée sur elle-même qui impose son écosystème avec une logique d’égarement brouillant de bout en bout les lignes de son récit. Ce n’est, en soi, ni une qualité ni un défaut, mais la raison d’être de ce cinéma. De même que certains livres sont écrits pour ne pas être lus ( Finnegans Wake de Joyce), Institut Benjamenta n’est pas de ceux qui solliciten­t à tout prix le regard de son spectateur, quitte à ce que celui-ci demeure étranger ou tout à fait vierge.

Evidemment, cet hermétisme est à double tranchant : si l’on reste en dehors, le film se désagrège minute après minute jusqu’à devenir absolument indigeste. Si l’on parvient à s’y immiscer, il s’élève à un niveau supérieur et nous foudroie de beauté. Cela pourrait être d’une prétention folle si tout cet art n’était pas au service d’une perpétuell­e stimulatio­n des sens, où l’organicité de chaque plan est telle que les peaux des visages et des corps semblent pouvoir être touchées des yeux. Aussi cérébral que sensoriel, austère que généreux, invitant dans son antre aussi bien le cinéma du rêve (Lynch, Buñuel) que l’érotisme embrasé (en version soft et contenue) d’Un chant d’amour de Jean Genet, Institut Benjamenta résiste mais touche quelque part, lacrymotop­ographique­ment parlant. Encore faut-il se laisser pénétrer.

Institut Benjamenta de Stephen et Timothy Quay, avec Mark Rylance, Alice Krige (E.-U., 1995, 1 h 45, reprise)

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