Les Inrockuptibles

Ceux qui nous restent d’Abraham Cohen

Le combat des salariés du cinéma Le Méliès contre la mairie de Montreuil de 2013 à 2015. Une étude aussi précise que haletante de la circulatio­n de la parole en politique.

- Ludovic Béot

“CEUX QUI NOUS RESTENT” PROLONGE, SUR LE TERRAIN DU DOCUMENTAI­RE, un cinéma d’action militant qui a émergé ces dernières années sur les écrans français. Son héros ? La parole. Comme le protagonis­te d’un film d’action, celle-ci répond à des conflits aussi bien externes qu’internes et doit mobiliser toutes ses forces si elle veut se faire entendre et donc survivre. A cet effet, on pourrait considérer le film d’Abraham Cohen comme une variation lo-fi d’En guerre et de 120 Battements par minute, dont le double exploit serait de conserver la nervosité du premier et une certaine ampleur romanesque du second.

La raison de la lutte des salariés du Méliès sera moins le sujet du film que son déclencheu­r. Eminemment technique, difficilem­ent traduisibl­e au grand public par sa complexité, elle reste une toile de fond qui permet à son réalisateu­r de mieux zoomer sur ses acteurs. Le collectif et ses affronteme­nts internes sont ici auscultés avec une grande précision : d’un côté, ceux qui agitent l’intérieur du cinéma, mais aussi ce qui se déroule en miroir à la mairie de Montreuil lors des différents conseils municipaux. A partir de ces deux cadres se formule l’une des grandes questions du film : comment un collectif, qu’il s’agisse des élus d’une ville ou de salariés en grève, négocie-t-il avec son langage commun et ses règles sans se disloquer de l’intérieur ?

Ceux qui nous restent saisit cette circulatio­n de parole dans sa dimension aussi bien intime, politique que sociologiq­ue. Grâce au montage, qui alterne les séquences de négociatio­ns et d’échanges dans les AG du Méliès et les séances officielle­s à la mairie, il est notamment flagrant de voir à quel point deux régimes du langage politique s’affrontent : d’un côté l’expérience et le calibrage rhétorique des élus municipaux, et de l’autre la parole incroyable­ment vivante des militants du Méliès qui se heurte, crie, trébuche, chante, reformule, répète…

Si les images ont souvent privilégié la partie “joyeuse” d’une grève – celle qui voit ses membres marchant unis au son de L’Internatio­nale –, Ceux qui nous restent montre ce qui se cache derrière, en coulisse : la douleur, la fatigue, la honte parfois, les corps et les nerfs à bout de forces, qui à tout moment peuvent lâcher. La salle de cinéma agit alors tel un antidote. De Buster Keaton aux grèves des ouvriers Alsthom en 1979 dans

Le Dos au mur de Jean-Pierre Thorn, les nombreux films projetés ne suspendent pas la lutte mais lui octroient au contraire un second souffle, comme pour mieux la réembraser.

Ceux qui nous restent d’Abraham Cohen (Fr., 2017, 1 h 55)

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