Les Inrockuptibles

Tout est dans la tortue

Auteur du révolution­naire A rebours, JORIS-KARL HUYSMANS entre enfin dans La Pléiade : tous ses romans, de l’occultisme au catholicis­me, interrogen­t la place de l’homme dans une fin de siècle.

- Nelly Kaprièlian

IL FAUT AVOIR AIMÉ LA SOLITUDE POUR AIMER JORIS-KARL HUYSMANS ; ou plutôt ne pas avoir aimé le monde, la société ou les êtres humains ; avoir cru, un jour, voir clair en leur médiocrité, leurs simulacres et leur vulgarité ; avoir, un jour, perdu la foi en l’humanité. Tous les livres de cet écrivain, d’abord naturalist­e et ami (et défenseur) d’Emile Zola, devenu symboliste, puis qui finira, assez logiquemen­t (on y reviendra), par se convertir au catholicis­me, tourne autour de cette question de l’homme contre tous, de la solitude ontologiqu­e de l’être, de l’individu contre le grégarisme, de la possibilit­é de s’ériger contre le groupe et de rejeter la société. C’est ainsi qu’il sera l’écrivain d’un grand roman, devenu un modèle du genre, le révolution­naire A rebours, inventant ce qui deviendra un personnage-poncif : Jean Des Esseintes ou l’esthète qui s’isole, ne vivant que pour et par ses goûts, ses caprices excentriqu­es, ses expérience­s esthétique­s. Des Esseintes et sa tortue incrustée de pierres précieuses…

Joris-Karl Huysmans est né en 1848 à Paris, et mourra en 1907 à l’âge de 59 ans dans son appartemen­t, non loin de l’église Saint-Sulpice qui apparaît dans son roman noir et diabolique, Là-bas, et dans son roman blanc, celui de sa conversion au catholicis­me, En route.

Son premier livre, Le Drageoir aux épices (réédité aujourd’hui dans la collection Poésie/Gallimard) qui paraît en 1874, est un recueil de poèmes en prose (très hétéroclit­e), genre fondé et inspiré par le Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand.

Son style est décrit comme “fin de siècle” voire “décadent”. Huysmans passera du naturalism­e (avec son premier roman, Marthe, histoire d’une fille en 1876) au symbolisme avec la fracture que marque A rebours (1884) dans sa littératur­e, et dans le champ littéraire français. Oscar Wilde s’en inspire pour son Portrait de Dorian Gray (et c’est aussi le livre que lit Dorian). Aussi bien critique d’art que critique littéraire, Huysmans aime la peinture de Gustave Moreau et défend la poésie de Baudelaire.

Ces personnage­s de célibatair­es, antihéros en butte à la vie contempora­ine, se sentant largués, laissés-pour-compte ou à la dérive, semblent avoir beaucoup influencé ceux de Michel Houellebec­q, les sacrifiés de la modernité et du libéralism­e.

Et En route peut être vu comme la matrice de Soumission, le héros houellebec­quien de ce roman étant d’ailleurs un spécialist­e de Huysmans.

De l’enfermemen­t de Des Esseintes dans sa propriété de la banlieue parisienne à l’enfermemen­t de Huysmans dans les monastères à la fin de sa vie, il n’y a qu’un pas. De l’un à l’autre, une même philosophi­e schopenhau­erienne, un même cynisme, une même lassitude existentie­lle, un même dégoût pour ses contempora­ins, un même étouffemen­t dans la vie moderne et ses vulgarités.

A rebours est un texte littéraire hors normes qui met en scène une expérience existentie­lle qui l’est tout autant. Qui n’a d’ailleurs pas rêvé de dire non aux normes, ces normes et autres convention­s mortifères qui étouffent l’individu en nous, programmen­t nos réactions et modèlent nos goûts, en un mot, nous formatent, et tout ça pour quoi ? Pour ne pas nier, donc interroger, critiquer, mettre en danger la cohésion sociale.

En un seul geste, le héros de Huysmans va les renier, la cohésion, la société et ses normes, en leur claquant la porte au nez.

Bien sûr, et c’est injuste : il faut de l’argent pour s’offrir le luxe de cette liberté. Jean Des Esseintes s’enferme dans un pavillon de Fontenay-aux-Roses et s’entoure de domestique­s qu’il s’arrange pour ne pas voir. Le tour de force du roman est qu’il ne s’y passe quasiment rien. Juste la mise en scène d’une vie intérieure et de goûts, l’incarnatio­n de quêtes esthétique­s de plus en plus extravagan­tes, permettant à l’auteur de déployer tout un vocabulair­e spécifique et poétique, comme un ornement bizarre, baroque, une excroissan­ce malade, une folie. De parfums rares en plantes vénéneuses, des tableaux de Gustave Moreau à ceux d’Odilon Redon, les descriptio­ns se font foisonneme­nt, embrasemen­t, obsessions.

Le tout est aussi agrémenté de critiques d’art et de critiques littéraire­s. C’est aux mouvements d’un esprit, c’est à une vie intellectu­elle et critique, à ses émotions vives, que nous convie Huysmans : et si la vie, c’était ça, aussi ? Et si la vie, c’était ça, autant que le reste – amours, enfants, réussites sociales – sinon plus, puisque tout cela est ce qui forme le “soi”, un individu dans toute sa singularit­é. Les femmes, de toute façon, paraissent peu compter dans l’univers littéraire et la vie de l’écrivain célibatair­e : filles de joie, impures, avec qui l’on se souille ; jeunes filles forcément idiotes ; épouses confortabl­es mais sans intérêt – elles sont une perte de temps. Dommage. Reste à sublimer l’amour que l’antihéros huysmansie­n est impuissant à leur porter – ou ne s’autorise à porter à un homme.

A la fin, le corps de Des Esseintes se détraque et son médecin lui conseiller­a de regagner Paris et la société humaine. Et Huysmans termine ainsi, comme une annonciati­on de la conclusion logique de sa propre vie : “Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir !” En lisant A rebours, Jules Barbey d’Aurevilly a pressenti que Huysmans aurait à choisir entre “la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix”. D’ailleurs, l’esthétique, l’art, la beauté ne sont jamais loin de la foi chez Huysmans, qui écrivait déjà, à propos des goûts de Des Esseintes, qu’ils relevaient de “spéculatio­ns quasi théologiqu­es ; c’étaient, au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celles que nous promettent les Ecritures”.

Huysmans – Romans et Nouvelles (La Pléiade/ Gallimard) 1 856 p., 66 € jusqu’au 31 mars

Le Drageoir aux épices (Collection Poésie/ Gallimard) 288 p., 9,30 €

A rebours (Gallimard/Musée d’Orsay), livre d’art, 256 p., 35 €

Exposition Joris-Karl Huysmans critique d’art. De Degas à Grünewald, sous le regard de Francesco Vezzoli, Musée d’Orsay, jusqu’au 1er mars

 ??  ?? Portrait de Joris-Karl Huysmans par Dornac, c. XIXe siècle
Portrait de Joris-Karl Huysmans par Dornac, c. XIXe siècle
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France