Là-bas si j’y suis

Ode à la sociabilité humaine, UNE DES DERNIÈRES SOIRÉES DE CARNAVAL de Goldoni dit aussi le pincement au coeur à l’heure du départ et de l’exil. Un tour de main jubilatoire signé Clément Hervieu-Léger.

PARTIR, MAIS AVANT, SE JOINDRE UNE DERNIÈRE FOIS À LA COMMUNAUTÉ qu’on s’apprête à laisser derrière soi. Jouir une ultime soirée des derniers feux du carnaval de Venise. Ouvrir enfin son coeur en préférant laisser plus de remords que de regrets sur les rivages du souvenir. Partir, tout en rêvant déjà au retour, le chérissant comme un être aimé qu’on souffre de quitter.

C’est cette braise ardente qui brûle le coeur du dessinateur Anzoletto (Louis Berthélémy), à l’approche de son départ pour Moscou où son talent l’appelle, lors d’une soirée donnée par le tisserand Zamaria dont la fille est éprise de l’artiste. D’autres marchands de tissu sont invités, tout ce petit monde se connaît, s’épie, se moque, se jauge au cours d’un dîner où les coeurs se mettent à nu, les alliances se renversent et les clivages se dissolvent enfin pour qu’au moment du bal chacun trouve sa chacune. Que le départ soit un commencement et non un achèvement.

L’oeuvre, écrite par Carlo Goldoni en 1762, avant son départ pour Paris où la Comédie des Italiens lui offre un contrat de deux ans, marque son désir de rupture avec “les archétypes comiques hérités de la Commedia dell’arte”. En choisissant de monter cette pièce d’adieu, Clément Hervieu-Léger revendique son goût pour un théâtre privilégiant la recherche du “naturel” théorisée par Molière dans L’Impromptu de Versailles. “C’est Molière qui m’a conduit à Goldoni, indique le metteur en scène. Après Monsieur de Pourceaugnac, j’avais en effet envie de continuer à diriger un groupe, d’interroger encore les rapports complexes qui régissent toute microsociété. Vivre ensemble : c’est cette histoire passionnante qu’il convient de raconter.”

Sociétaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger aime les troupes, et celle qu’il réunit ici est irrésistible, rassemblant des interprètes français ou venus de Suisse, où la pièce fut créée. Quinze comédien.ne.s, costumé.e.s à la mode de l’époque, se retrouvent chez Zamaria et cultivent l’art précieux de la conversation, des apartés, des piques et des aveux avec une élégance savoureuse.

“Rien n’est plus beau que d’observer le caractère des gens”, remarque Anzoletto. Il est piquant de songer que cet appel vers Moscou, un siècle avant Tchekhov, fonde les prémices de son théâtre et cadre les soubassements de la dramaturgie moderne avec tant de clairvoyance. C’est à la fois une question de rythme et de fluidité dans le jeu ; tout ce qui, dans la danse finale, unit harmonieusement cette microsociété et sait dire par le corps l’incessante quête de sociabilité humaine.

Une des dernières soirées de Carnaval de Carlo Goldoni, mise en scène Clément Hervieu-Léger. Avec Louis Berthélémy, Juliette Léger, Daniel San Pedro...

Du 4 au 14 décembre, Célestins, Théâtre de Lyon. Les 17 et 18 décembre, Albi. En tournée jusqu’en février