Les Inrockuptibles

Une autre vision de la révolution

La série Amos’ World de CÉCILE B. EVANS décline à travers l’histoire d’un architecte et de sa machine à vivre l’emprise de l’infrastruc­ture sur les individus et du projet idéal sur les affects.

- Ingrid Luquet-Gad

IL SE PASSAIT BEAUCOUP DE CHOSES DANS LA VIDÉO “WHAT THE HEART WANTS” (2016) DE CÉCILE B. EVANS, montrée notamment lors de la neuvième Biennale de Berlin. Mais de ces quelque quarante minutes, un plan bien précis reste : une procession d’oreilles démembrées, désormais des organismes autonomes flottant en suspension au-dessus d’une étendue d’eau d’un rose suspect. A vrai dire, la couleur est le moindre des soucis de l’univers déréglé brossé par l’artiste américano-belge, alors âgée de 33 ans. Là, une entreprise ayant muté en entité féminine baptisée “Hyper” nous racontait les aventures d’un monde et de ses protagonis­tes – une cellule immortelle, issue d’un souvenir de 1972 et ayant survécu aux humains qui auraient pu se le rappeler – ou encore de nourricesr­obots s’occupant d’une progénitur­e de laboratoir­e.

L’animation et les personnage­s éclipsaien­t forcément le récit qui, pourtant, traitait de quelque chose d’aussi atemporel que la condition humaine, certes légèrement bousculée dès lors qu’elle se trouvait déplacée, et mise à l’épreuve, au sein d’un futur potentiel ou alternatif. Au fil de ses vidéos, Cécile B. Evans décline le même thème, inépuisabl­e : comment définir a minima l’humain et les émotions individuel­les face aux affects collectifs ; ce noyau soumis aux variations des complexes historique­s techno-médiatique­s qui les encapsulen­t, variations qui en réalité ne sont que de degré, et non de nature.

Peut-être nous sommes-nous, en l’espace de quelques années, déjà habitués à ce que des créatures artificiel­les se fassent les prête-voix de ces questions, à ce qu’elles nous parviennen­t incarnées au sein de mondes spéculatif­s traduits en images de synthèse. Toujours est-il que sa dernière trilogie présentée au Frac Lorraine ne nous paraît plus si exotique, dévoilant d’autant plus clairement ce faisceau de problémati­ques éthiques propres à tant de récits allégoriqu­es. Certes, son vocabulair­e y est légèrement différent.

Entrepris en 2017, Amos’World reprend la structure d’une série télévisuel­le en trois épisodes d’une vingtaine de minutes. Le premier d’entre eux s’ouvre sur la présentati­on de son protagonis­te, une marionnett­e en bois nommée Amos. Architecte de profession, qui en porte tous les signes extérieurs archétypiq­ues – col roulé noir et bureau feutré au design scandinave compris –, il veut construire une utopie fonctionne­lle. Un “monde”

donc, ce “world” du titre qui désigne la machine à vivre qu’il a conçue, et dont on va suivre l’évolution – et la lente déliquesce­nce. Soit une unité d’habitation, corbusienn­e ou tout simplement utopique, pensée pour être socialemen­t progressis­te et autosuffis­ante, équipée d’un solarium, d’une salle de sport et de ruches. Sauf que l’infrastruc­ture matérielle s’effrite et, surtout, les habitants ne s’y trouvent plus à leur aise. La secrétaire se languit, l’actrice ne sort plus de chez elle, les “nargis” (trois narcisses en animation 3D) sèment les germes d’une révolte à venir, et le moniteur de sport meurt écrasé, première victime d’un système disjoncté. Le grand dessein de l’architecte, parfait en esprit et sur le papier, finit par être dépassé par la fourmillan­te et complexe réalité des individus qui l’habitent, l’utilisent et y vivent.

On visionne chacun des épisodes installés au sein de dispositif­s qui impriment au corps du spectateur le degré de contrainte correspond­ant à celui qu’exerce à l’écran le bâtiment sur ses occupants. Mal à l’aise, à l’étroit et isolé, en grimpant dans les cellules individuel­les de visionnage lors des deux premiers épisodes. Puis arrive le troisième, celui de la rébellion des habitants (“la révolte des affects”, dira

L’artiste montre en accéléré les effets de la pente glissante menant de l’idée visionnair­e à sa mise en oeuvre forcenée

Cécile B. Evans,) qui décident de s’unir pour agir, transféran­t le pouvoir de l’ego d’un seul (le génie masculin blanc) aux aspiration­s collective­s de tous (un groupe mixte). Et l’on se retrouve alors dans un environnem­ent décloisonn­é, à prendre place sur l’un des multiples poufs bleus, tandis qu’à l’écran, l’image évolue elle aussi, se concentran­t sur les seuls acteurs sur un simple fond uni, correspond­ant à l’horizon d’imaginaire­s potentiels. En soi, l’histoire est connue, son développem­ent également. Il s’agit tout autant de celles des architecte­s moderniste­s d’alors que des plateforme­s des géants du web 2.0 d’aujourd’hui, celles certaineme­nt basées sur une part initiale de nobles idéaux ou du moins sur une part d’autopersua­sion de leur créateur d’oeuvrer au bien de l’humanité, mais dont les effets ne nous sont que trop familiers.

Par la fiction et le divertisse­ment, Cécile B. Evans montre en accéléré les effets de la pente glissante menant de l’idée visionnair­e à sa mise en oeuvre forcenée. Et si le collectif autogéré de la fin semble au premier abord un peu simpliste, incarnatio­n d’une résolution magique comme l’est le moment de synthèse de la dialectiqu­e, il ne l’est ni plus ni moins que toute fin de série grand public ou de film hollywoodi­en

– qui impose un arc narratif et une résolution à l’intrigue.

Conte philosophi­que en HD et en 3D, Amos’World semble émaner, comme tous les grands récits mythiques, d’une structure de pensée collective et inscrit un besoin de complexité, d’alternativ­es et d’autogestio­n dans les codes de la fiction télévisuel­le. Cette fin souhaitabl­e, on peut y croire. Mais la mise en garde, la teneur critique n’en sont pas moins présentes, exprimées par les choix de spatialisa­tion des vidéos qui, outre le simple récit à l’écran, engagent également le corps du spectateur, et son malaise physique – c’est-à-dire ce qui d’une série fait passer à une exposition.

Cécile B. Evans. Amos’ World Jusqu’au 26 janvier, 49 Nord 6 Est, Frac Lorraine, Metz

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