Les Inrockuptibles

A la croisée des corps

S’invitant dans l’agora du Museum Ludwig à Cologne, l’exposition TRANSCORPO­REALITIES réunit huit artistes déclinant l’idée d’un espace poreux et d’une institutio­n qui ne l’est pas moins, tentant de fluidifier les contrainte­s structurel­les.

- Ingrid Luquet-Gad

QUELQUES MOIS SÉPARENT L’INAUGURATI­ON DU MUSEUM LUDWIG À COLOGNE (ALLEMAGNE) et celle du Centre Pompidou à Paris, respective­ment ouverts en 1976 et en 1977. Les deux bâtiments sont érigés autour d’un espace ouvert et public connectant le musée à la ville, dans un contexte des années 1970 peu favorable aux musées et institutio­ns, estimant que l’art se fait en situation et au sein d’une temporalit­é éphémère. A Paris comme à Cologne, l’accueil du musée est installé dans une agora ménageant une place publique gratuite, à la fois retirée de la ville et ouverte sur elle. Un lieu perméable où les corps se croisent, des corps différents de ceux qui choisiront ensuite de bifurquer dans les espaces du musée en tant que tels.

Afin de capter ces flux, les premiers tout autant que les seconds, la curatrice Leonie Radine a choisi d’investir ces lieux de transit, et en transition. A Cologne, le coeur de l’exposition Transcorpo­realities s’y trouve (Jesse Darling, Flaka Haliti, Paul Maheke, Park McArthur, Oscar Murillo, Sondra Perry), prolongé de quelques installati­ons interagiss­ant avec les collection­s permanente­s (Nick Mauss, Trajal Harrell), parfois habité de performanc­es (Nick Mauss, Paul Maheke, Trajal Harrell). La plupart de ces huit artistes s’arrogent déjà les faveurs du circuit internatio­nal. Mais ici, dans cet espace interlope entre rue et musée, où le tampon “art” n’est pas encore appliqué, ils se doivent de repenser à neuf la porosité de l’oeuvre et de son public.

Investissa­nt les casiers, Jesse Darling remplit chacun d’eux de reliques vernaculai­res, bribes sentimenta­les extirpées de leur circulatio­n troc et toc, évoquant à la fois la chambre adolescent­e, l’hôpital et le lieu de culte – trois instances de transforma­tion de soi, de changement d’état, qu’il soit biologique ou spirituel. Les créatures sous-marines de Flaka Haliti, impression­s résinées suspendues à des cintres, tout comme le bloc de mousse acoustique ou les amortisseu­rs en caoutchouc de Park McArthur appellent à percevoir ce qui échappe au visible – les fréquences sous-marines, les ondes sonores.

Mais sortir a priori de la définition, c’est-à-dire visible, rationnell­e, connue, c’est aussi poser à plat les ressorts qui excluent certains corps du musée. L’installati­on monumental­e d’Oscar Murillo l’annonce clairement : son estrade, peuplée de poupées à l’effigie de travailleu­rs d’usine de sa Colombie natale, invite à s’asseoir parmi eux. Et, ce faisant, fouler un tissu imprimé de l’oeuvre d’un autre artiste, Hans Haacke qui, en 1981, explicitai­t la provenance de la fortune des principaux donateurs du musée. Soit la famille Ludwig, propriétai­re d’une usine de chocolat, remplaçant l’imagerie candide des emballages par des photograph­ies montrant les ouvriers au travail.

Transcorpo­realities connecte ainsi deux préoccupat­ions majeures de la décennie, qui s’ouvrit sur l’invention de représenta­tions fluides de l’individu post-humain et se clôt désormais sur un retour au concret de questions structurel­les : les financemen­ts et l’inclusivit­é des cadres institutio­nnels qui abritent et conditionn­ent ces mêmes représenta­tions.

Transcorpo­realities jusqu’au 19 janvier, Museum Ludwig, Cologne, Allemagne

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Collective Conscience, 2015-2019
Oscar Murillo, Collective Conscience, 2015-2019

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