Les Inrockuptibles

David Dufresne

Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, l’écrivain et journalist­e interpelle le ministère de l’Intérieur sur les violences policières. Il a tiré un roman de ces événements : Dernière Sommation.

- Mathieu Dejean PROPOS RECUEILLIS PAR

Quand vous vous retournez sur l’année, après les

861 signalemen­ts pour violences policières que vous avez publiés sur Twitter, quel bilan dressez-vous ? A-t-on franchi un cap dans la doctrine du maintien de l’ordre ?

David Dufresne — Un des faits saillants est que même BFM TV ne met désormais plus de guillemets à l’expression violences policières. Elles existent, elles sont visibles. Reste que le choix, par le gouverneme­nt, de la force, de la stratégie de la peur et du découragem­ent est toujours à l’oeuvre. On assiste à une fuite en avant d’une police de maintien de l’ordre en roue libre, qui refuse la critique, qu’elle émane de sociologue­s, de romanciers ou de “dangereux gauchistes” comme le Parlement européen, le Conseil de l’Europe ou l’ONU.

Avez-vous l’impression que le niveau de conscience des violences policières s’est élevé avec la répression des Gilets jaunes ?

C’est indéniable, même si, soyons clairs, ça reste minoritair­e. Jamais la mention Twitter “Allo @Place_Beauvau” n’aurait existé si des centaines de gens n’avaient levé leur smartphone pour filmer. La nouveauté, c’est ça. Au fond, quand la police vise les vidéastes, elle vise des gens qui témoignent, qui documenten­t. Ces ciblages sont le signe que la police n’assume pas tout à fait les mutilation­s et les blessures qu’elle inflige.

Depuis qu’Emmanuel Macron a déclaré :

“Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptab­les dans un Etat de droit”, le déni politique semble perdurer…

Cette phrase, prononcée en mars 2019, a déclenché l’écriture de mon roman, Dernière Sommation. Ce Président qui choisit les armes voudrait aussi imposer le choix des mots. C’est dans ces tournures que l’on peut déceler que l’on bascule dans un monde qu’on n’ose définir. Une “démocratur­e” ? Un régime qui devient autoritair­e ? Les prémices d’un possible Etat policier ? Nous sommes au seuil d’un péril qui découle de trente-cinq ans de reculades sur les libertés publiques et individuel­les. Le point d’orgue a été cette déclaratio­n martiale du préfet de police de Paris à une Gilet jaune : “Nous ne sommes pas dans le même camp, madame.” Didier Lallement s’affiche en contradict­ion avec l’article 12 de la Déclaratio­n des droits de l’homme : “La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique. Cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particuliè­re de ceux auxquels elle est confiée.” Cet article est piétiné dès lors que des agents enfilent des cagoules, retirent leur RIO (le référentie­l des identités et de l’organisati­on est un numéro d’identifica­tion qu’ils doivent porter sur leur uniforme – ndlr), et masquent les plaques minéralogi­ques des motos de police.

Quand Steve Maia Caniço a disparu, le soir de la Fête de la musique à Nantes, il y a eu un long silence politique. Quand son corps a été retrouvé, le 29 juillet, rien n’a bougé. Que vous inspire cette affaire ?

La mort de Steve me touche particuliè­rement car, d’après ce que l’on sait, la police aurait chargé ce soir-là parce qu’un des DJ aurait rallumé ses platines pour balancer Porcherie, des Béru. Ayant travaillé pour le label Bondage Records à la grande époque, ça me parle. Je connais ce morceau par coeur, je sais la charge qu’il contient, je suis bouleversé par ça. Au mois de juillet, je faisais un périple en France avec ma petite moto, et j’apercevais dans des coins très reculés des graffitis “Où est Steve ?” malgré le silence médiatique. Dès que son corps a été repêché, c’est la parole officielle, massivemen­t, qui a été mise en avant. Edouard Philippe, flanqué de son ministre de l’Intérieur mutique sur le perron de Matignon, a déclaré que selon l’enquête de l’IGPN – dont on apprenait au passage qu’elle était déjà bouclée – il n’y avait pas “de lien établi” entre la charge policière et la noyade de Steve. Dès lors, ceux qui ont cherché la vérité devenaient suspects. On sème le doute, et ça passe. C’est redoutable. Mais c’est de la basse politique court-termiste.

La gauche a-t-elle suffisamme­nt alerté sur cette situation ?

Quand France 2 a demandé aux candidats aux élections européenne­s de venir avec un objet de leur choix dans L’Emission politique, le 22 mai, un seul est venu avec une cartouche de LBD : Francis Lalanne, candidat Gilet jaune. On est quand même un peu mal à l’aise... J’en veux beaucoup à la gauche, timide, indifféren­te, qui, à de rares exceptions près, n’a pas pris la question des violences policières à sa juste mesure, ni en 2019, ni ces trente dernières années. En 2005, lors des émeutes, elle était déjà absente. La question centrale est de savoir si la police a raison quand elle affirme être le dernier rempart de la République. Si tel était le cas, la République signerait sa faillite totale. Si effectivem­ent, dans les quartiers populaires, on enlève les bureaux de poste, les écoles, les hôpitaux et si le seul service public qui tienne est la police, alors la République a un sérieux problème avec elle-même. Je crains que le personnel politique de gauche ne fasse un calcul cynique en se disant que la bataille des libertés fondamenta­les ne lui apporterai­t pas beaucoup de voix.

Des projets pour 2020 ?

Je réalise un film sur toutes ces questions. Un long métrage pour le cinéma, plus dur à financer, mais plus libre qu’en télé. C’est produit par Le Bureau, qui a fait Ni juge, ni soumise,

César 2019 du meilleur documentai­re. Dans mon film, que je monte avec Florent Mangeot, avec qui j’ai travaillé sur le documentai­re Le Pigalle cette année, des flics parlent. Ils ont du courage. J’ai eu des rendez-vous place Beauvau, qui, pour l’instant, refuse le débat. J’espère que l’Intérieur changera d’avis. Après le travail clinique d’“Allo @Place_Beauvau”, ma vision intime de ces événements dans Dernière Sommation, ce film va présenter un récit collectif, philosophi­que, avec des chercheurs, des écrivains, des policiers, des victimes, des vidéastes. Tous réunis autour de cette quête : qu’est-ce qui nous survient ? Qu’arrive-t-il au pays de la contestati­on, des libertés publiques ? Ordre, désordre : qu’est-ce qui est légitime ? Le film sortira en 2020.

Dernière Sommation (Grasset), dernier livre paru

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Le 23 mars, à Toulouse. La police charge alors qu’il n’y avait aucune tension. Il y aura plusieurs blessés légers
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