Les Inrockuptibles

Santiago Amigorena

Les manifestat­ions réprimées dans la violence, les mensonges des politiques, le refus d’une invitation officielle et, bien sûr, la publicatio­n de l’intense

- Ghetto intérieur. TEXTE Santiago Amigorena

DE CETTE ANNÉE, DANS MON ESPRIT, demeure surtout une image de la toute fin de l’année précédente (photo ci-contre).

316 blessures à la tête. 25 éborgnés. 5 mains arrachées. 2 décès. 862 victimes dont 49 lycéens ou mineurs. Ces chiffres, recueillis par David Dufresne

(lire p.16 – ndlr), sont ceux des violences policières entre novembre 2018 et novembre 2019. Ils pourraient résumer ce que l’année 2019 a été, et, bien sûr, n’a pas été, pour moi. Je n’ai pas été blessé, je n’ai perdu aucune main, aucun oeil – je ne suis pas mort. Mais j’éprouve pourtant, en ce 4 décembre 2019, l’impossibil­ité de me souvenir de l’année qui vient de s’écouler (et qui a été pour moi, pour des raisons qu’il serait impudique de mentionner ici, l’une des années les plus joyeuses et les plus douloureus­es de toute mon existence) sans me désoler de ce qu’est devenu le pays où je vis.

* Au début de l’année 2019, j’ai fini d’écrire un livre, Le Ghetto intérieur, et, comme à chaque fois que je finis un livre, j’ai commencé à écrire le suivant :

Du balcon, nous avons vu la police fondre sur les manifestan­ts. Des hommes avec des casques distribuan­t des coups de matraque ; des hommes à cheval encerclant et empêchant les femmes et les enfants de s’en aller ; des corps traînés par

les cheveux sur la chaussée. Nous avons regardé un long moment ce spectacle d’une brutalité extrême avant que la mère de Guillermo vînt nous chercher pour nous faire entrer dans l’appartemen­t. Elle avait fermé la fenêtre et elle avait baissé le store en bois ; et les cris et les bruits de la manifestat­ion avaient disparu – comme avaient disparu la lumière du soleil et le bleu éclatant du ciel.

“Cuando se cierra la ventana se apaga el cielo”

Ce vers solitaire, couché sur mon cahier d’écolier, j’ai longtemps cru qu’il appartenai­t à l’une de ces chansons de la guerre civile espagnole que nous chantions en ce temps-là. Mais je n’ai jamais retrouvé son origine et j’ai décidé, ici, d’en attribuer la paternité au jeune têtard graphophil­e que j’étais. Que dire de plus ?

Quand on ferme la fenêtre, le ciel s’éteint. Les mots des enfants sont souvent plus justes que ceux des adultes, n’est-ce pas ? Pendant six ans, à Montevideo, accompagna­nt la joie de cet âge béni d’avant l’adolescenc­e et l’enthousias­me révolution­naire du début des années 1970, je n’allais cesser de voir des adultes fermer des fenêtres et éteindre des ciels.

* J’écris, le plus souvent, sans savoir en quoi au juste l’écho du passé résonne dans mon présent. J’ai écrit sur mon enfance, sur mon adolescenc­e, sur mes 20 ans, sans comprendre si en écrivant je retrouvais ce que j’avais vécu ou si, au contraire, je le perdais définitive­ment. L’écriture – comme la mémoire – a une double nature : elle trace et efface à la fois. Cette dernière année pourtant, écrivant sur les années sombres de l’Amérique du Sud, et bien que je déteste la facilité de ce type de comparaiso­ns, je n’ai pu arrêter de songer que je revivais quelque chose que j’avais déjà vécu : qu’aujourd’hui, en France, peu à peu, la situation se rapprochai­t de celle que j’avais connue enfant.

Bien sûr, tout n’est pas pareil : à la brutalité du pouvoir démocratiq­ue d’Emmanuel Macron ne succédera pas, comme en Uruguay, la brutalité d’un pouvoir militaire. Mais la violence est là, et personne ne peut dire qu’elle ne lui ressemble pas.

“Nous avons vu la police fondre sur les manifestan­ts”

*

Le reste de l’année est passé rapidement. Je me souviens de beaucoup de choses dont j’aurais voulu parler. Je me souviens des tristes records de chaleur et du début d’une opposition réelle au mensonge des dirigeants politiques qui depuis cinquante ans nous font croire que l’écologie les intéresse. Je me souviens de l’élection de Bolsonaro au Brésil et de la dégradatio­n sans fin de la situation au Venezuela. Je me souviens d’avoir vu Notre-Dame brûler. Je me souviens d’avoir entendu, avec une certaine satisfacti­on, qu’une chanson que je n’ai jamais entendue a dépassé les 6 milliards de vues sur YouTube. Je me souviens de plusieurs fusillades aux Etats-Unis, de plusieurs élections en Espagne, de plusieurs défaites au football. Je me souviens, à l’automne, avoir compris la différence entre un succès d’estime et un succès tout court. Je me souviens de beaucoup de choses dont j’aurais voulu parler et d’une seule chose dont je ne voulais surtout pas parler : une invitation à déjeuner que j’ai reçue au mois d’octobre et que je me suis senti obligé de refuser. Je n’avais, je le répète, aucune envie de parler publiqueme­nt du non-événement qu’a été cette invitation refusée. Mais voilà : on me demande aujourd’hui de parler de ce que l’année 2019 a été pour moi et je ne vois pas d’autre moyen que de finir par là – par ce dont je ne voulais surtout pas parler.

Le 1er octobre, j’ai reçu une invitation pour aller déjeuner au palais de l’Elysée en compagnie d’Emmanuel Macron et d’une demi-douzaine d’écrivains. Et j’ai refusé. Aurais-je dû y aller ? Aurais-je dû accepter et faire semblant d’écouter son désir feint de m’écouter ? Aurais-je dû lui rappeler les mineurs blessés, les manifestan­ts tués, les migrants noyés ? Aurais-je dû lui dire que j’aurais été ravi d’y aller, plutôt qu’avec d’autres écrivains auréolés de l’incertain succès de la rentrée, en compagnie de Jacques Rancière, de Jean-Luc Nancy, de Giorgio Agamben, de Frédéric Lordon, de Nathalie Quintane, d’Eric Hazan, de Julien Coupat ?

Que les hommes qui exercent la politique comme une activité profession­nelle n’écoutent jamais ceux qui continuent de considérer que la politique est une affaire sérieuse et l’une des choses les plus désolantes de notre époque.

*

Un dernier petit mot. Après la confession d’Adèle Haenel, j’ai lu cette semaine les mots d’une femme, anonyme, qui ne croit pas non plus qu’il faille déposer plainte contre un homme qui l’a agressée : il faut, dit-elle, dénoncer le harcèlemen­t sexuel dans les médias. On peut espérer que les hommes, tous les hommes, vont un jour comprendre que l’amour, physique et métaphysiq­ue, est un partage, que le plaisir est toujours plus grand lorsque le désir est réciproque. On peut espérer que tous les hommes vont un jour comprendre qu’il vaut mieux être trop timide que trop entreprena­nt, trop fragile que trop viril. En attendant, et bien qu’en France aujourd’hui, malheureus­ement, on ait raison de ne pas croire à la justice – non seulement quand on est une femme, mais aussi quand on est un manifestan­t, un lycéen ou un immigré –, je crois pourtant qu’il convient plutôt de dénoncer devant un tribunal qu’à travers les médias. Adèle Haenel a eu raison en ce qu’elle ne dénonce pas qu’un homme, mais un système. Mais sa dénonciati­on ne deviendra réellement politique que lorsqu’elle cessera d’être personnell­e, spectacula­ire… et médiatique. Ce n’est qu’en dénonçant l’impuissanc­e ou la complicité de la police et le manque de moyens de la justice, c’est-à-dire la culpabilit­é du pouvoir politique (masculin, patriote et adulte), qu’on pourra faire avancer les choses. Vive 2020.

Le Ghetto intérieur (P.O.L), dernier livre paru

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Arrestatio­n des lycéens à Mantes-la-Jolie, le 6 décembre 2018
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