Les Inrockuptibles

Bernard Lahire

“Le Joker donne le point de vue des dominés”

- Mathieu Dejean PROPOS RECUEILLIS PAR

Le sociologue à l’ENS de Lyon et membre de l’Institut universita­ire de France a publié cette année une somme sur l’origine des inégalités, Enfances de classe.

En 2019, les inégalités sociales sont-elles devenues plus visibles qu’auparavant ?

Bernard Lahire — C’est une question de perception. Quand on est chercheur en sciences sociales, on sait que les inégalités n’ont jamais disparu, car on est habitué à les mesurer. Mais elles sont plus ou moins visibles en fonction du contexte politique. Quelques années après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, on a commencé à abandonner l’idée de lutter contre les inégalités. Depuis, les visions libérales dominent, et il y a eu en parallèle la montée du Front national. On est passé d’une vision marxiste, avec une opposition entre les riches et les pauvres, à une opposition entre “eux”, les étrangers, et “nous”, les Français. Par exemple, les questions d’immigratio­n et les débats publics sur le voile islamique font écran à des questions beaucoup plus cruciales dans la vie des gens. Les classes sociales n’ont pas disparu. Ce qui a disparu, ce sont les représenta­tions publiques sur les classes et les inégalités de classes.

Les Gilets jaunes ont cependant remis sur la table la question sociale...

Oui. Ce qui est presque étonnant, quand on connaît l’état réel du pays grâce aux données sur les inégalités, c’est que ça ne se traduise pas plus souvent en mouvement social, voire en actes de violence. Car les milieux populaires subissent pour leur part une violence structurel­le permanente : celle d’exercer des métiers durs et mal payés, celle de ne pas pouvoir vivre dans des logements décents, de ne pas pouvoir se payer un minimum de loisirs, de ne pas pouvoir se soigner correcteme­nt, d’avoir des enfants qui décrochent scolaireme­nt, etc. Quand on mesure à quel point ces classes sociales n’ont rien à perdre, on se demande pourquoi elles ne réagissent pas plus souvent.

Ce mouvement va-t-il marquer l’histoire, autant que les grandes grèves de 1995 ?

Clairement, oui. Il est inédit dans l’histoire des mouvements populaires en France que des gens manifesten­t tous les samedis pendant huit mois, tandis que les médias disaient chaque semaine que le mouvement s’essoufflai­t. Je pense que ça aura des traduction­s politiques à un moment ou à un autre. Il n’est pas possible, maintenant que l’on a soulevé le couvercle et que les souffrance­s ont commencé à s’exprimer, que l’on en reste là. Les cahiers de doléances des Gilets jaunes existent. Le fait qu’ils aient réussi à se donner un signe de ralliement et à s’organiser hors cadre institutio­nnel, objectivem­ent, constitue une opération très forte symbolique­ment.

Comment interpréte­z-vous le geste extrême de l’étudiant syndicalis­te qui s’est immolé devant un Crous à Lyon, le 8 novembre, en laissant un message qui dénonce la politique des gouverneme­nts successifs ? Certains membres du gouverneme­nt estiment que “ce n’est pas un acte politique”…

C’est très délicat, je n’ai pas l’ensemble des données sur sa trajectoir­e. Ce que je

sais, par la sociologie du suicide, c’est que, contrairem­ent à ce que disent beaucoup de responsabl­es du gouverneme­nt, ce n’est pas qu’un acte “très personnel”. Dire cela, c’est une manière de dépolitise­r l’acte, et j’en suis furieux. Quand on est dans des cas d’attentats revendiqué­s au nom de l’islam, on demande aux sociologue­s de s’en tenir aux revendicat­ions. Là, alors que quelqu’un écrit une lettre politique tout à fait structurée, mesurée, on nous demande de l’ignorer. Il y a pourtant des logiques sociales au suicide, on sait ça depuis Durkheim, et ce constat a été confirmé par Christian Baudelot et Roger Establet avec des données internatio­nales. Les situations de précarité font le lit de certains actes de suicide. Et cet étudiant s’est immolé devant le Crous : c’est un acte politique jusqu’au bout, de même que les gens qui se sont suicidés à France Télécom, dans leur entreprise. Cet acte rappelle la dureté des conditions de vie d’une partie des étudiants.

L’année 2019 a été marquée par les marches des jeunes pour le climat et par une nouvelle vague féministe. Ces mouvements dessinent-ils les contours d’un nouvel horizon émancipate­ur ?

Trois questions se dégagent dans l’espace public, en matière de combats d’émancipati­on. Il y a la ligne classique des inégalités de classes, qui avaient disparu des discours, et qui reviennent sur le devant de la scène avec les Gilets jaunes. Il y a la prise de conscience de la mise en péril de la biodiversi­té et de l’espèce humaine. Et il y a la contestati­on de la domination masculine, de l’affaire Weinstein à celle soulevée par Adèle Haenel. Toutes ces luttes sont en partie séparées, mais pourraient très bien se réunir, car elles sont indissocia­bles dans la vie réelle.

Qu’est-ce qui vous a marqué dans le champ culturel cette année ?

J’ai vu récemment Joker, qui est un film formidable. C’est impression­nant de justesse : toutes les questions dont nous venons de parler sont dans le film. Le Joker est un cas que l’on pourrait dire tout à fait singulier, psychiatri­que, mais le réalisateu­r, Todd Phillips, le dépsychiat­rise. Non seulement il montre la genèse sociale d’une progressiv­e montée de la violence individuel­le, mais il la raccroche à la violence collective. Celle-ci se manifeste sous la forme d’émeutes, mais aussi par la critique des médias qui ridiculise­nt les gens, par la critique des riches qui se moquent des plus pauvres ou encore par la critique de l’abandon des politiques sociales dont les crédits sont coupés. Le film ne décontextu­alise jamais le cas individuel du Joker du contexte politique dans lequel il prend sens. A un moment donné, on a même l’impression que Todd Phillips a écouté Macron, lorsqu’il avait déclaré en 2017 : “Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissen­t et les gens qui ne sont rien.” Dans le film, un personnage dit presque exactement ça. Je ne sais pas si cette phrase a fait le tour de la planète ou si le même type de discours peut se tenir aux Etats-Unis, mais c’est assez glaçant. Le film est saturé de références extrêmemen­t politiques. Alors que dans les Batman, on percevait Bruce Wayne comme un héros auquel on pouvait s’identifier, on se rend compte que son père très riche a été tué par un émeutier qui exprime sa révolte. On a le point de vue des dominés. C’est un renverseme­nt total de vision. On ne s’interrogea­it jamais : ce mal, que Bruce Wayne combat en bon héros états-unien, d’où vient-il ? Ici, le réalisateu­r répond : ce mal vient de toute la misère économique, sociale, culturelle, éducative que la société a produite.

Enfances de classe – De l’inégalité parmi les enfants (Seuil), dernier livre paru

 ??  ??
 ??  ?? Manifestat­ion contre la réforme des retraites à Marseille, le 5 décembre
Manifestat­ion contre la réforme des retraites à Marseille, le 5 décembre

Newspapers in French

Newspapers from France