Les Inrockuptibles

Elisabeth Quin

“Du bordel naîtra peut-être plus de démocratie”

- Carole Boinet PROPOS RECUEILLIS PAR

Elle pilote depuis sept ans 28 Minutes, excellente émission d’actualités sur Arte, mais n’aime toujours pas la télé. Déterminée et passionnée, elle nous parle de Martin Scorsese et d’un glacier.

JE DÉTESTE FAIRE DES BILANS DE L’ANNÉE ÉCOULÉE, OU ÉCROULÉE, COMME DIRAIT PABLO SERVIGNE. Il y a une accélérati­on notable du temps après 50 ans, et en ce qui me concerne je n’aime pas regarder dans le rétroviseu­r. Cela étant dit, de par mon métier, c’est indispensa­ble. On ne peut pas prétendre comprendre son époque et les enjeux qui se présentent si on ne regarde pas ce qu’il s’est passé. Il faut le faire, mais ce n’est pas avec plaisir !

GLACIER

Je retiens de 2019 une conjonctio­n d’événements qui forment une mosaïque, une roue dont le centre est constitué de tout ce qui a trait au climat et au dérèglemen­t. J’ai été frappée par une cérémonie organisée par des Islandais pour un glacier qui avait intégralem­ent fondu à cause du réchauffem­ent climatique. On est confrontés à un problème cognitif, qu’a relevé Jonathan Safran Foer : on sait, mais on ne croit pas ce qu’on sait. Nous vivons bombardés d’infos mais nous n’avons pas encore devant nous des éléments concrets de cet effondreme­nt. Or, il y a d’autres personnes sous d’autres latitudes qui les voient déjà et peuvent y croire. Nous non, et nous sommes donc paralysés. Le glacier, c’est l’image de l’année.

Je garde en tête mon interview avec Cristina Cattaneo, une médecin légiste italienne qui s’est donné pour mission de rendre leur identité aux migrants qui meurent en Méditerran­ée et permettre ainsi à leurs familles de faire leur deuil. Elle est l’incarnatio­n de la fraternité, de l’humanité, de la résilience. J’ai aussi rencontré Nastassja Martin, une jeune anthropolo­gue qui a été très blessée par un ours en Russie extrême-orientale et en a tiré une réflexion sur la relation entre l’homme et l’animal, une espèce de diplomatie entre l’homme et le vivant. J’ai un grand regret. J’ai publié La nuit se lève en début d’année qui porte sur ma maladie (un glaucome qui altère le champ visuel − ndlr).

Je voulais organiser un dépistage à l’Assemblée nationale avec un médecin pour sensibilis­er les députés à ce problème. Richard Ferrand ne m’a jamais répondu, et j’en ai conçu pas mal d’étonnement.

UNE AFFAIRE DE REGARD

Ce qui m’a le plus frappée cette année, c’est le film de Martin Scorsese sur Netflix. Il y a un avant et un après. Il a été le grand défenseur de la cinéphilie, de la restaurati­on des films, et il accepte la télévision – qui est le mode de consommati­on le plus idiot qui soit d’un film, sans communion dans la salle obscure matriciell­e, sans entendre les respiratio­ns dans cette obscurité. Scorsese s’est renié par rapport au cinéma. C’est sacrilège. Surtout quand on sait qu’il adore Jean-Luc Godard, qui disait quand même qu’on baisse le regard devant la télé et qu’on le lève au cinéma. Sic transit gloria mundi.

Pour qualifier l’année, je vais emprunter le mot de Barbara Cassin de l’Académie française que j’ai vue récemment : le bordel ! Du bordel naîtra peut-être plus de démocratie à certains endroits et plus de respect des droits… Je me passe en cerveau, comme je me passerais un bonbon en bouche, une phrase de Bernanos que j’aime beaucoup : “L’espérance est un risque à courir.” Il concluait d’ailleurs par : “C’est le risque des risques.” Je suis pessimiste, mais en même temps je suis embarquée là-dedans, donc je suis mélancoliq­uement fataliste.

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