Les Inrockuptibles

Kirill Serebrenni­kov

“Je vis au jour le jour”

- Hervé Pons PROPOS RECUEILLIS ET TRADUITS PAR

Le réalisateu­r du magnifique Leto en 2018 et le metteur en scène d’Outside, présenté cette année au Festival d’Avignon, est toujours poursuivi par la justice russe. Il raconte une année de création malgré les entraves.

CHAQUE JOUR Aujourd’hui, ma vie quotidienn­e est constammen­t vouée à l’imprévisib­le et jalonnée de diverses circonstan­ces étranges. Alors, j’ai cessé de penser à l’avenir et je ne planifie plus rien sur le long terme. Je vis au jour le jour. Chaque jour a sa propre importance. Je dois vivre chaque journée le plus efficaceme­nt possible pour moi-même et pour tout le monde autour de moi. Chaque jour a sa valeur en soi.

NABUCCO ET COSÌ FAN TUTTE

Au cours de l’année passée, je suis parvenu à assembler de précieux jours qui m’ont permis de réaliser plusieurs oeuvres : Nabucco pour l’Opéra de Hambourg et Così fan tutte pour l’Opéra de Zurich. Ces travaux ont dû être planifiés longtemps à l’avance et je suis très reconnaiss­ant aux directeurs des théâtres qui m’ont accueilli d’avoir épousé le programme de travail que je proposais, même s’il était imposé de toute évidence par des circonstan­ces forcées et indépendan­tes de ma volonté. Je sais que les spectateur­s ont aimé et plébiscité ces deux spectacles – rien ne pouvait me rendre plus heureux. L’avantage de l’opéra, c’est que le livret est à la seconde près lié à la partition et que, travaillan­t sur le temps et le rythme, je pouvais tout contrôler de ce qui se passait sur scène. Grâce à la partition, je pouvais

mentalemen­t imaginer chaque instant de la mise en scène. Je pouvais travailler seul à la maison, et ensuite, par le biais de mes équipes, mettre en scène les artistes à distance. Je faisais passer toutes les informatio­ns et les consignes à mes collaborat­eurs sur une clef USB que leur transmetta­ient mes avocats. A l’inverse et de la même manière, je pouvais visionner l’évolution des répétition­s grâce aux technologi­es du XXIe siècle !

OUTSIDE

La création que j’ai réalisée l’été dernier pour le Festival d’Avignon, Outside, a été conçue très en amont. Lorsque Olivier Py m’a proposé d’être présent au festival et m’a demandé ce que je souhaitais faire, je n’ai pas hésité une seconde : je voulais raconter une histoire personnell­e qui m’a profondéme­nt touché. Il s’agit de ma non-rencontre avec le photograph­e chinois Ren Hang. Il s’est suicidé peu de temps avant le jour où nous devions nous appeler. J’ai écrit une pièce de théâtre que j’ai mise en scène et qui a été conçue spécialeme­nt pour le Festival d’Avignon. Elle a rencontré un vif succès

– j’en suis fier et ému. Le spectacle poursuivra sa vie de tournée l’année prochaine. Voyageant de ville en ville et de pays en pays.

COMMANDEUR DE L’ORDRE DES ARTS ET DES LETTRES

Cette année, j’ai reçu l’insigne de Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres. Mon premier insigne, ma première décoration. Maintenant, tous mes amis m’appellent Le Commandeur. Dans la tradition littéraire russe, le Commandeur est une statue se présentant au Don Juan de Pouchkine comme elle se présente également à celui de Molière. Une sorte d’idole infernale, de figure morale, paternelle, représenta­nt l’ordre et le pouvoir qui lui serre la main et l’entraîne en enfer. Alors, évidemment, je n’aime pas cette comparaiso­n ! Je dis toujours : “Je suis un commandeur différent.” La cérémonie à l’ambassade de France (à Moscou, le 14 octobre – ndlr) a été merveilleu­se. L’ambassadri­ce de

France en Russie, Sylvie Bermann, qui m’a remis cette décoration, outre son incroyable gentilless­e, a prononcé un discours bouleversa­nt en russe. Des impression­s pour la vie !

HANGMEN

Cette année a été aussi l’occasion d’une nouvelle rencontre avec le réalisateu­r et dramaturge irlandais Martin McDonagh et sa grandiose pièce Hangmen, que j’ai adaptée avec sa permission lors de ma détention à domicile (du 23 août 2017 au 8 avril 2019 – ndlr).

Je l’ai transposée dans la Russie d’aujourd’hui. Nous l’avons jouée au Gogol Center à Moscou (dont il est le directeur depuis 2012 – ndlr). C’était intéressan­t pour moi de la mettre en regard avec l’école psychologi­que russe, le théâtre d’ensemble et tout ce que j’avais moi-même pu mettre en doute auparavant en me consacrant davantage au théâtre visuel et musical. Pour ce projet, j’ai décidé de travailler à partir de formes anciennes, en utilisant une dramaturgi­e basée sur les structures psychologi­ques. Cette expérience “ancienne” a été tout à fait nouvelle.

LES PETROV DANS LA GRIPPE ET AUTOUR D’ELLE

Aujourd’hui, ma vie est faite de tribunaux le jour et du tournage de Petrov’s Flu. Ce film est une coproducti­on internatio­nale entre la Russie, la France (Logical Pictures, Charades Production), l’Allemagne (Razor Film) et la Suisse (Bord Cadre Films). Les Petrov dans la grippe et autour d’elle d’Alekséi Salnikov est l’un des romans russes majeurs de l’époque récente. Petrov raconte une journée dans la vie d’une famille, dans la Russie post-soviétique. L’expérience est totalement visionnair­e et même psychédéli­que. Ma réalité m’a été très utile pour comprendre et appréhende­r le rapport entre l’interne et l’externe. Comme mon extérieur est très limité, il faut essayer de trouver autant de liberté que possible dans l’intérieur. C’est certaineme­nt ce qui est primordial quand votre liberté est bridée.

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