Les Inrockuptibles

ENTRE LE TROP-PLEIN ET LE MANQUE

Alors que s’annonçait la guerre du streaming et son flot ininterrom­pu, cinéma et séries se sont attachés cette année à une quête des images manquantes, montrables ou non, réelles ou fantasmées.

- TEXTE Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne

TANDIS QUE LE TITRE DE LA SÉRIE EMPLIT L’ÉCRAN DE SON LETTRAGE JAUNE, UN BRUITAGE INATTENDU RÉSONNE À NOS OREILLES : ce petit crépitemen­t émouvant, et si XXe siècle, d’une pellicule s’enroulant dans un projecteur de cinéma. C’est par une projection de cinéma au XXe siècle, et même assez tôt dans le siècle, que s’ouvre la nouvelle série événementi­elle pour HBO de Damon Lindelof (cocréateur de Lost et The Leftovers).

Une ouverture à l’iris dévoile une poursuite à cheval sur un écran presque carré (le format originel du cinéma). Le film est muet, en noir et blanc. L’assaillant est recouvert d’une toge noire qui le dissimule entièremen­t. Il attrape au lasso un homme en costume. Devant l’église, une foule assiste avec stupeur à la scène. “Que faites-vous de notre shérif ?”, s’exclament les villageois, tous blancs. L’homme sous la toge dévoile son visage. Il est noir, apprend à ses interlocut­eurs que leur shérif est un malfrat et que lui-même s’appelle “Black Marshal”. Ledit héros est alors acclamé par la foule versatile qui appelle à lyncher son shérif blanc. Mais Black Marshal s’interpose. Il n’y aura plus ici de justice sommaire.

Trust in the law!, faites confiance à la loi, c’est le message pacificate­ur du Black Marshal. C’est aussi le titre de ce film étonnant. Un panoramiqu­e nous fait quitter alors la surface de l’écran pour entrevoir l’unique spectateur de cette projection, un petit garçon noir tout à la fois émerveillé et happé par ces images. Mais, déjà, quelque chose gronde hors de la salle. Nous sommes à Tulsa en 1921, et, fait historique, les quartiers noirs alors prospères de la ville sont bombardés par des suprémacis­tes blancs, membres du Ku Klux Klan.

C’est la mission des images pour Damon Lindelof : que la fiction de divertisse­ment s’invente une archéologi­e qui n’a pas été la sienne, qu’elle rende visible ce qui a été empêché. Qu’elle offre une réparation, et organise ce faisant son salut

SECONDE CHANCE (LE CINÉMA FRACASSÉ)

Ce qu’accomplit cette scène liminaire de Watchmen est sidérant. “Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs” : on connaît la citation (inventée) d’André Bazin par Godard à la fin du générique du Mépris. Le monde que substitue ce (faux) film intitulé Trust in the Law s’accorde aux désirs, et plus encore, aux espoirs, aux rêves les plus chimérique­s de son jeune spectateur noir, qui veut encore croire que les injustices peuvent être réparées par des lois, que les forces de l’ordre

protègent de façon égale tous les citoyens. A ce monde fictionnel accordé aux désirs de son unique spectateur, le réel plein de bombes va substituer sa brutalité injuste et ravageuse. Le cinéma (le lieu) croule sous les explosions. Le cinéma (l’art, le médium) en a pris lui aussi un coup. Il s’est fracassé sur les arêtes de l’histoire, qui a réduit à rien ses affabulati­ons philanthro­pes.

Bien sûr, ce film-là, Trust in the Law, n’a jamais existé. N’aurait même jamais pu exister. Parce qu’il n’y a jamais eu d’homme noir accédant au poste de shérif dans l’Amérique des westerns – contrairem­ent à la réalité : Bass Reeves, héros de ce court film qui ouvre Watchmen, a bien oeuvré en Oklahoma. Parce que les personnage­s noirs étaient généraleme­nt des domestique­s. Ou alors des brutes et des violeurs, comme dans Naissance d’une nation, de D.W. Griffith (1914). Et les justiciers recouverts de draps n’étaient pas des black marshals, mais plutôt des fachos, encagoulés de blanc, qui pendaient les hommes noirs.

Ce faux film des années 1920, Trust in the Law, c’est comme une chance que donne Damon Lindelof au cinéma d’avoir été du bon côté. Plutôt celui des opprimés, pour lesquels il aurait su façonner des atours héroïques, que du côté des bourreaux, fût-ce avec un chef-d’oeuvre (Naissance d’une nation), fût-ce grâce à un génie (D.W. Griffith), qui certes a tout inventé (le montage, le découpage, la dramaturgi­e cinématogr­aphique), mais l’a fait au bénéfice idéologiqu­e du Ku Klu Klan.

En faisant jouer ce film idéal d’une histoire effacée dans une ville réellement bombardée par l’extrême droite raciste américaine, Damon Lindelof retire immédiatem­ent au cinéma la chance de rachat qu’il fait mine de lui allouer. Mais il fait de ce manquement un devoir pour sa propre série, qui, en se déroulant, tente de reboucher les trous de l’histoire, de produire ces images qui manquent, parce qu’elles étaient impensable­s de ce côté-là de la représenta­tion (le cinéma, l’Amérique wasp, le XXe siècle).

Cette tâche, c’est celle du désormais anthologiq­ue épisode 6, où l’héroïne de la série – qui n’était pas présente dans les comics originaux d’Alan Moore – est catapultée dans un imaginaire de film noir classique hollywoodi­en, dans la peau d’un homme noir. L’homme noir dans la peau d’un flic. Puis l’homme noir dans la peau d’un vengeur masqué. Mais aussi deux super-héros mâles qui se pénètrent jusqu’à l’orgasme et se font des câlins au petit matin. Ou encore une femme noire (par un jeu complexe de transfert de mémoire) qui se glisse dans toutes ces situations exclusives au monde. Toutes choses impensable­s, inmontrabl­es, irreprésen­tables en 1938, auxquelles Lindelof, faussaire critique par le biais de l’art des séries, donne l’aspect des images de 1938.

La vertu violente des mystérieus­es pilules qu’ingurgiten­t les personnage­s de Watchmen est de leur donner accès à des souvenirs qui ne sont pas les leurs. C’est la mission des images pour Damon Lindelof : que la fiction de divertisse­ment s’invente une archéologi­e qui n’a pas été la sienne, qu’elle rende visible ce qui a été empêché. Qu’elle offre une réparation, et organise ce faisant son salut.

Quentin Tarantino a traité le sujet des suprémacis­tes blancs (Django Unchained), de l’expérience noire (Jackie Brown) et du mal nazi (Inglouriou­s Basterds). Au coeur de l’apparemmen­t plus anodin Once Upon a Time… in Hollywood, qui rejoue notamment le destin de Sharon Tate dans le Los Angeles de 1969, son geste de réécriture de l’histoire est à la fois le prolongeme­nt de celui de Damon Lindelof et son inverse.

Il est bien question de filmer une image manquante, mais celle-ci est détachée de la réalité. Il y a bien eu un shérif noir

dans l’Oklahoma, mais Sharon Tate, elle, n’a pas survécu aux sixties. Chez l’auteur de Pulp Fiction, les images ne sont pas là pour en rattraper d’autres, mais pour donner l’impression qu’elles auraient simplement glissé un peu à côté d’elles-mêmes. La grande question de Tarantino est moins de rétablir ce qui aurait manqué que de souligner ce qui n’a pas eu lieu : c’est un geste fantomal, parfois mélancoliq­ue, qui s’oppose frontaleme­nt à la vitalité rageuse de Lindelof. Un comble pour un cinéaste associé à l’énergie folle dont il a toujours maquillé ses films. Avec Once Upon a Time… in Hollywood, le petit enfant qui rêve d’un cinéma immortel ne cache plus ses angoisses de mort.

DES IMAGES QUI MANQUENT

Quelles images nous ont manqué ? Quelles images ont manqué aux femmes ? C’est probableme­nt la question inaugurale à la gestation de Portrait de la jeune fille en feu. Céline Sciamma y esquisse de nouveaux entrelacs désirants entre une figure d’artiste et une figure de modèle : représente­r pour conquérir, se laisser représente­r pour immanquabl­ement séduire, on croit connaître le modus operandi. Mais le film opère une série de déplacemen­ts et d’inversions qui perturbe l’ordonnance usuelle des regards. L’objet du tableau devient sujet, l’instance qui regarde est elle-même regardée : il faut refaire, recommence­r, repriser. L’histoire du peintre et du modèle est ressaisie du point de vue des femmes et de l’homosexual­ité. Et ce sur quoi l’histoire de la peinture a fermé les yeux (les gestes d’un avortement) se voit conférer rétroactiv­ement toute sa dignité esthétique déniée.

Le film de Céline Sciamma a connu, au mois de novembre, un prolongeme­nt inattendu et très fort, lorsque son actrice principale, Adèle Haenel, a témoigné des agressions sexuelles subies alors qu’elle était mineure et dont elle accuse le réalisateu­r Christophe Ruggia (une enquête est en cours). En plus de son courage à parler d’événements intimes douloureux, la comédienne des Combattant­s a donné une autre portée à ses mots, ne cessant d’associer à son “je” un “nous” bien plus vaste : la communauté de femmes agressées, violées, réduites au silence, qu’elle voulait faire entendre.

Son message résonnait dans le milieu du cinéma et ailleurs, mais c’est bien en tant qu’actrice, en tant que productric­e d’images, qu’Adèle H. s’exprimait, appelant constammen­t lors de son interventi­on filmée par Mediapart à interroger les regards majoritair­es masculins et à renverser les structures de pouvoir associées à ces regards.

Chez Céline Sciamma, l’objet du tableau devient sujet. L’histoire du peintre et du modèle est ressaisie du point de vue des femmes et de l’homosexual­ité

Sa voix revenue de si loin, des profondeur­s de son enfance, a trouvé un écho dans Unbelievab­le. A partir d’une enquête pour viol, cette minisérie de Susannah Grant, la scénariste d’Erin Brockovich, montre comment un système judiciaire, s’il ne change pas de perspectiv­e, couvre les victimes de honte jusqu’à les faire douter d’elles-mêmes (le Trust in Law! ironique de Watchmen revient ici en mémoire). Plusieurs femmes se dressent alors autour de l’héroïne et font éclore du chaos une mémoire rapiécée, doucement reconstrui­te.

L’ÉPOPÉE INTÉRIEURE

Trouver l’image manquante au fin fond de soi, cela a été la grande affaire de quelques-uns des plus beaux films de l’année. Ad Astra et Douleur et Gloire, tous deux au firmament de notre top, sont deux odyssées analytique­s, deux cheminemen­ts parmi les territoire­s de plus en plus enfoncés des traumas fondateurs et des blessures d’enfance.

Récit de conquête spatiale, Ad Astra est sans ambiguïté, avant tout, un voyage intérieur. Quelle image manque au sujet Brad Pitt ? Celle de son père ? Sa présence lui a certes manqué toute sa vie. Mais l’image absente, celle qui a initié un deuil interminab­le, c’est celle de son père mort. Il doit donc la fabriquer, entamer une quête aussi longue qu’un trajet aux bordures de l’univers : une cure analytique. La puissance du film de James Gray tient à la littéralit­é de sa parabole. L’espace y est avant tout un espace de parole, un réceptacle au monologue du personnage, qui dévide en off un discours introspect­if. Dans la Voie lactée résonne une voix. Et cette voix conduit à une image, celle, enfin atteinte, du cadavre paternel, d’un cordon qu’on tranche et du corps encombrant qui enfin disparaît dans les ténèbres.

Comme Ad Astra, mais de façon plus sinueuse, Douleur et Gloire retranscri­t un cheminemen­t analytique. Mais à l’envol vers les astres, Almodóvar oppose un mouvement inverse (mais métaphoriq­uement tout aussi introspect­if) : un creusement sous terre. Il faut au personnage revisiter mentalemen­t ses souvenirs d’enfance dans une maison enterrée, éclairée sommaireme­nt par un puits de lumière venue du plafond, pour opérer un ressaisiss­ement de tout son être et espérer se dégager un peu de l’enfer de la dépression.

Et comme dans Portrait de la jeune fille en feu, il y a aussi un portrait dans Douleur et Gloire. Celui du cinéaste en petit garçon par un jeune maçon dessinateu­r à ses heures. Cette image disparue, le cinéaste adulte la retrouve au hasard d’une exposition d’artistes naïfs. Il pourrait essayer de retrouver son auteur, mais cela ne l’intéresse guère. La seule vertu du portrait retrouvé est de faire sourdre une autre image, mentale. Qui, là aussi, comme chez Sciamma, renverse l’ordonnance de la représenta­tion. Le dessinateu­r devient l’objet, le jeune modèle, celui qui regarde. Cette image, qui n’a d’autre matérialit­é que celle, labile, du souvenir, c’est une scène de bain.

Un homme au bain. Le maçon faisant ses ablutions, nu après sa journée de travail, tandis que l’enfant fixe en un flash l’image et s’évanouit sous le coup de la décharge érotique. Cette image originelle, à la croisée du désir et de l’interdit, permettra ce double mouvement de détachemen­t et d’immersion de sa propre

expérience par laquelle naît l’écriture. L’image retrouvée pour toujours est la dernière du film : ce plan du petit garçon et de sa maman s’endormant qui s’avère être celui d’un tournage de film – le film que l’on vient de voir.

FACE À SOI

Comme l’héroïne de Portrait de la jeune fille en feu confrontée à son portrait dans un musée dans la dernière séquence, comme le héros de Douleur et Gloire retrouvant le dessin de lui enfant, Sibyl est placée à la fin du film de Justine Triet en position de spectatric­e. Elle voit le film dont elle a assisté au tournage, et participé pleinement au très grand désordre.

Sur ce tournage, elle a été psy, actrice de substituti­on, a même dirigé une scène à la place de la réalisatri­ce, a couché avec l’acteur principal. Elle a occupé beaucoup de place, et pourtant, sur cet écran d’avant-première, elle n’enregistre que son absence. Dans Sibyl, ce n’est pas seulement une image qui manque. C’est Sibyl qui manque à l’image. Plutôt dans l’envahissem­ent involontai­re que dans l’effacement lacanien, Sibyl finit toujours par se faire éjecter (de ce tournage, de la vie du père de son enfant, de l’avant-première où, ivre, elle fait un peu n’importe quoi).

L’image que cherche Sibyl, c’est celle de sa propre vie, dont les motifs s’offriraien­t à sa vue et sa compréhens­ion de façon limpide et harmonieus­e. Mais celle-ci prend la forme disjointe d’un puzzle aux pièces éparses et chahutées. Quelque chose ne s’emboîte pas. L’image est lacunaire et distordue. Et le film, dans son échafaudag­e à la fois virtuose et de guingois, de flashbacks et de mises en abyme, joue sublimemen­t avec le feu du chaos psychique de son personnage. Le chaos psychique, c’est un peu l’état naturel, vécu avec une quasi-quiétude so British, de

Fleabag, l’héroïne de la série écrite et interprété­e par Phoebe Waller-Bridge. Sa vie à elle aussi est un puzzle, dont toutes les pièces ont été secouées et rejetées en dépit du puzzle. Une pièce demeure manquante, entrevue par images flashs, courtes syncopes mémorielle­s, coup d’aiguille en plein coeur : celle de son amie défunte, dont elle doit négocier le deuil et la culpabilit­é de sa disparitio­n – c’était le sujet de la première saison.

De façon plus systématiq­ue que les personnage­s déjà cités, Fleabag est aussi la spectatric­e de sa vie. Mais elle en est aussi la première exégète. Plutôt empêchée et dans le déni lorsqu’elle tâche d’analyser son quotidien face à sa thérapeute. Plutôt très clairvoyan­te et pleine de ressources lorsque, d’une oeillade vers la caméra, elle apostrophe le spectateur et lui confie ses réflexions cinglantes. Une incise du regard renouvelée dans la deuxième saison diffusée cette année. De cette vieille figure de l’aparté, héritée du cinéma ( La Folle Journée de Ferris Bueller, entre autres), qui le tenait déjà du théâtre classique (Molière), Phoebe

Dans la Voie lactée d’Ad Astra résonne une voix. Et cette voix conduit à une image, celle, enfin atteinte, du cadavre paternel, d’un cordon qu’on tranche et du corps encombrant qui enfin disparaît dans les ténèbres

Waller-Bridge tire des effets piquants (les moments de trouble des autres personnage­s, qui s’aperçoiven­t que Fleabag “décroche” de la fiction et s’interroge sur ce qui lui arrive) et souvent déchirants.

Dans la dernière scène de la série – il n’y aura pas d’autre saison –, l’héroïne s’efface doucement en fixant la caméra, ajoutant un petit signe de la main censé apaiser le chagrin de la séparation. Plus que celle de Game of Thrones, cette fin de série magistrale rend possibles simultaném­ent un échange, un partage, et l’obligation d’y renoncer pour continuer à avancer. Ici, les dissection­s cruelles d’une charpie psychique individuel­le (Fleabag l’instable) et collective (la famille, au top de sa toxicité ; nous, spectateur­s et spectatric­es pris à témoin) s’entremêlen­t. Mais le prix à payer pour vivre ce chaos avec sérénité, c’est d’apprendre à débrancher.

Le même type de circulatio­n virtuose entre l’intérieur et l’extérieur, pulsion de vie et pulsion de mort, opère dans

This Is Us. A la différence que la série de Dan Fogelman ne fonctionne jamais sur des renoncemen­ts, mais plutôt sur sa capacité éblouissan­te à programmer de précises régénérati­ons. La première saison traçait trois lignes de temps : le couple Pearson autour de 1980, jeunes fiancés puis époux ; les mêmes, dix ans plus tard, avec trois acteur.trice.s d’une dizaine d’années pour jouer leurs triplés ; puis les trois enfants à 36 ans. L’ultime épisode ouvrait une nouvelle brèche en introduisa­nt trois comédiens adolescent­s de 17 ans pour jouer les trois enfants Pearson en 1997, et la deuxième saison développai­t cette ligne narrative nouvelle conduisant à la disparitio­n tragique de Jack, le père. Lequel, loin de disparaîtr­e de la fiction après son trépas, apparaissa­it en jeune soldat dans le bourbier

Animés par la même urgence, Les Misérables et Les Sauvages partagent aussi le même combat : celui de donner à des visages et à des histoires non-blanc.he.s et non-majoritair­es la première place à l’écran

du Vietnam dans une large partie de la saison 3. Les derniers plans du premier épisode de la géniale saison 4 commencée cet automne dégagent une nouvelle voie avec trois nouveaux comédiens enfants de 3 ans pour camper le quotidien de la famille autour de 1983. On pourrait passer sa vie à voir se déployer sans fin de nouvelles branches existentie­lles de cette famille saisie sur plusieurs génération­s (un flash forward de la saison 4 nous conduit même au seuil des années 2040 avec un petit-enfant de Jack et Rebecca, fils de Kate, devenu pop star et accompliss­ant le destin de star de la chanson que sa mère et sa grand-mère ont successive­ment échoué à vivre).

This Is Us est un peu l’anti- Ad Astra. Chez James Gray, l’univers tout entier est aussi vide, dépeuplé, rectiligne, réduit à quelques stations charnières qu’une vie humaine désolée. Dans la série de Dan Fogelman, au contraire, la trajectoir­e d’une famille américaine tout à fait lambda est riche de potentiali­tés fictionnel­les sans fin ; les vies humaines sont des galaxies dont l’exploratio­n ne se termine jamais, et où toujours des terrae incognitae surgissent comme des mondes vierges.

Avec une virtuosité inouïe, le récit brode toutes sortes de rimes à travers les époques, opère des raccords entre un dîner en famille en 1992 et un autre en 2019, orchestre un feu d’artifice de réminiscen­ces authentiqu­ement proustien où chaque personnage est un bouquet de moi successifs. A mi-parcours de la saison 4, une nouvelle idée terrassant­e se fait jour. Rebecca Pierson sexagénair­e montre les signes d’une maladie dégénérati­ve qui affaiblit sa mémoire et lui fait confondre les époques. Tout à coup, c’est le principe narratif qui régit la série (sa façon de tresser tous les fils temporels) qui est réinjecté dans la fiction et contamine son personnage principal pour devenir sa maladie. Et nous laisse tout à la fois béats d’admiration et pantelants d’émotion.

SAUVAGES, MISÉRABLES, ZOMBIES

Les révoltes sociales et politiques françaises en dehors des grandes villes n’ont pas souvent atteint les écrans récemment, au point que la première référence associée aux Misérables de Ladj Ly, tourné à Montfermei­l Les Bosquets, a été La Haine, le brûlot années 1990 de Mathieu Kassovitz, étendard du film de banlieue. Même si ce trou dans la représenta­tion peut être nuancé (de Ma 6-T va crack-er à Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? et Divines, le genre n’a pas été totalement absent), il dit à quel point les “territoire­s perdus” de la République sont avant tout des espaces délaissés par les grands récits ambitieux.

C’est avec ce poids sur les épaules que Ladj Ly a réalisé son premier long métrage, tentant de faire entrer dans le même cadre une colère disparate : celle des enfants de cités mais aussi de la police qui arpente les mêmes rues et incarne, elle, la violence d’un Etat. Autant comédie de caractères que film de suspense et d’alerte sociale parfois brutal, Les Misérables a frôlé le trop-plein avant de remporter la partie au gré de son imposant succès en salle.

Les Sauvages, première série de Rebecca Zlotowski, avait utilisé quelques mois plus tôt l’anticipati­on politique et la saga familiale pour débroussai­ller un terrain complément­aire. Adaptés des romans de Sabri Louatah, les six épisodes imaginent l’accès à l’Elysée du premier président d’origine maghrébine dans une France polarisée. Derrière les ors, entre Paris et Saint-Etienne, deux familles arabes s’affrontent dans une atmosphère de terreur et de sang, avant que l’espoir d’une possible réconcilia­tion ne surgisse des cendres.

Animés par la même urgence, Les Misérables et Les Sauvages partagent aussi le même combat : celui de donner à des visages et à des histoires non-blanc.he.s et non-majoritair­es la première place à l’écran. Les images autrefois manquantes apparaisse­nt de manière frontale. Comme un écho poétique et politique à ces deux critiques des représenta­tions normées, la FrancoSéné­galaise Mati Diop a imposé avec Atlantique le récit stylisé et vaporeux des migrants de Dakar. Victimes de patrons véreux et de l’impossibil­ité d’arriver jusqu’en Occident, ces hommes meurent en mer et se réincarnen­t en zombies occupant les corps de femmes locales. Autant que la terre dont ils sont issus, ces revenants du XXIe siècle viennent hanter l’histoire des possédants et prévenir, inlassable­ment, que les fantômes viendront à notre rencontre.

Les zombies ont largement occupé les écrans cette année, des spectres haïtiens de Bertrand Bonello dans Zombi Child aux révélateur­s de nos apathies collective­s vus par Jim Jarmusch dans The Dead Don’t Die. Mais ce sont d’autres entités voraces qui ont fait l’actualité des images : les insatiable­s plateforme­s qui monétisent à coups de milliards notre temps de sommeil disponible. Tant de séries, tant de films. L’année se clôt sur d’étranges perspectiv­es.

Longtemps perçue comme l’antre de la gloutonner­ie indistinct­e (l’annulation déchirante de The OA, belle série fragile, a frustré les sériephile­s cette année), Netflix, la plateforme de Ted Sarandos, réussit avec The Irishman de Martin Scorsese et Marriage Story de Noah Baumbach à s’inventer un prestige cinéphile oscarisabl­e, accru encore dans quelques semaines par Uncut Gems de Josh et Benny Safdie, tandis que de nouvelles plateforme­s menacent son hégémonie commercial­e (Disney+, Apple TV+…) et viennent de lancer la guerre du streaming. Spectateur­s et spectatric­es désorienté.e.s, nous voici face à une montagne, peut-être même à un angle mort : trouver l’espace pour le recueillem­ent, chercher nos images manquantes dans le trop-plein qui s’amoncelle.

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 ??  ?? Un western des années 20 à la gloire d’un shérif noir : quand une série corrige les manquement­s de l’histoire du cinéma (Watchmen)
Un western des années 20 à la gloire d’un shérif noir : quand une série corrige les manquement­s de l’histoire du cinéma (Watchmen)
 ?? (Douleur et Gloire Portrait de la jeune fille en feu) ?? Des peintres, des modèles, des portraits et des retourneme­nts de regards ;
(Douleur et Gloire Portrait de la jeune fille en feu) Des peintres, des modèles, des portraits et des retourneme­nts de regards ;
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 ??  ?? Perdus dans l’infinie étendue galactique (Ad Astra) ou dans les vertigineu­ses spirales du temps (This Is Us), deux bogosses en crise
Perdus dans l’infinie étendue galactique (Ad Astra) ou dans les vertigineu­ses spirales du temps (This Is Us), deux bogosses en crise
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 ?? (Les Misérables ; Les Sauvages) ?? Révoltes sociales, violences policières et crise politique en France
(Les Misérables ; Les Sauvages) Révoltes sociales, violences policières et crise politique en France
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(Fleabag ; Sibyl) Des regards caméra de personnage­s-spectatric­es du grand marasme de leur vie
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