Les Inrockuptibles

La Vérité d’Hirokazu Kore-eda

- Gérard Lefort

Habitué des histoires de famille, le cinéaste japonais signe une comédie à multiples niveaux, portée par une Catherine Deneuve jubilatoir­e.

LE FILM S’APPELLE “LA VÉRITÉ”. DRÔLE DE VÉRITÉ, D’ENTRÉE DE JEU DIFFRACTÉE. Son actrice principale est Catherine Deneuve dans le rôle d’une comédienne célèbre prénommée Fabienne, deuxième prénom de Deneuve. La Vérité a par ailleurs failli s’appeler

La Vérité sur Catherine. Autant dire que la mise en abyme bat son plein.

Le procédé est connu des amateurs de Vache qui rit et de sa boîte où l’on voit une ruminante portant des boucles d’oreilles représenta­nt cette même boîte. Les esthètes connaissen­t Les Ménines de Vélasquez, parangon de la mise en abyme de la peinture, et les cinéphiles ont repéré bien des occurrence­s du même principe, par exemple dans Le Charme discret de la bourgeoisi­e de Buñuel où on participe à un rêve, puis à un rêve dans le rêve. Le vertige est total et la vérité relativisé­e par l’infini de ses représenta­tions.

Dans La Vérité, cette centrifuge­use mentale est sciemment exagérée. Surtout lorsque surgit aux côtés de l’actrice célèbre une autre célèbre actrice, Juliette Binoche, qui joue sa fille, Lumir, scénariste et comédienne vivant à New York et débarquant à Paris avec mari et enfant pour fêter la publicatio­n des mémoires de sa mère. Tour d’écrou supplément­aire, cette mère est en plein tournage d’un film de science-fiction où elle incarne la fille âgée d’une mère éternellem­ent jeune. Quelle embrouille ! Sauf que cet imbroglio ne nous étouffe pas mais au contraire nous libère.

L’abyme n’est pas un gouffre mais une spirale ascendante qui exauce tous nos rêves de fiction. Et ce, dès la première scène, leçon de cinéma inscrite à l’école buissonniè­re. La célèbre actrice donne une interview à un journalist­e qui vaut pour tous les journalist­es rencontran­t une star : un rien intimidé et un peu balourd dans ses curiosités. “Quelle actrice vous a le plus fortement transmis son ADN ?” Fabienne : “En France, je ne

vois vraiment personne.” Sous le tapis de cette réponse vacharde et donc hilarante, on pourrait glisser une autre réponse : à part Catherine Deneuve, on ne voit pas qui aurait transmis son ADN à Catherine Deneuve.

Voilà la sorcelleri­e vaudoue qui intensémen­t opère : on reconnaît tout de Catherine Deneuve, au physique (brushing, coup d’oeil ironique) comme au mental (franc-parler, clopes à tout-va et humour). On la reconnaît, et aussitôt on ne la reconnaît pas : la personne est devenue un personnage. Qui a tôt fait de nous embarquer dans une furie familiale dont elle est la madone païenne.

Ce n’est pas la première fois que Kore-eda jette sur son établi le microcosme d’une famille, c’est même sa passion majeure depuis son premier film Maborosi (1995), jusqu’à l’explicitem­ent nommé Une affaire de famille, Palme d’or à Cannes en 2018. Mais en rendant cette obsession française, il la porte à une puissance marivaudan­te supplément­aire. La Vérité est une comédie qui, comme toutes les bonnes comédies, s’écrit sur le fil du rasoir d’une cruauté embusquée qui foudroie la vanité. Du Bergman époque Sonate d’automne, mais sans le pisse-froid protestant.

Ainsi des dialogues mère-fille inondés de vinaigre. Fabienne à Limur : “Dans

Le Magicien d’Oz, on est bien d’accord, tu ne jouais pas Dorothée ? L’épouvantai­l ?” Le retour de flamme de Limur est implacable et impayable de drôlerie dans l’imitation des tocades minaudante­s de sa maman chérie. Tout aussi acides, les rapports de Fabienne avec les hommes de sa vie, ex-amant ou mari du moment, distribués dans des rôles de figurants. Conclusion : “Je préfère avoir été une mauvaise mère et une mauvaise épouse plutôt qu’une mauvaise actrice.”

Et les vannes à tout bout de plan comme une pluie de missiles dont Fabienne serait l’artilleuse en chef et Catherine Deneuve, la mère porteuse au comble de l’incandesce­nce. A propos de Hank, le mari de Lumir :

“Un acteur ? C’est beaucoup dire.”

Or, cet acteur, c’est tout de même Ethan Hawke ! Ou cette sensationn­elle revue en forme de carnage des actrices qui comptent, d’où il ressort que Brigitte Bardot : “Bof ! Bof !”

Le Japonais Kore-eda est un avatar d’Epiménide, le fameux menteur crétois auteur d’un non moins fameux cul-de-sac : “Tous les Crétois sont des menteurs. Or je suis crétois.” Autrement dit : si c’est vrai, c’est faux, si c’est faux, c’est vrai. Il n’y a pas meilleure définition du cinéma, et en particulie­r de cette Vérité, à prendre avec joie comme un véritable mensonge.

La Vérité d’Hirokazu Kore-eda, avec Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Ethan Hawke (Fr., Jap., 2019, 1 h 47), en salle le 25 décembre

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