Les Inrockuptibles

Les Filles du docteur March de Greta Gerwig

- Théo Ribeton

La nouvelle reine du cinéma indé signe une adaptation littéraire ambitieuse, dont le casting d’icônes féministes disserte finement du patriarcat à l’heure du thé.

IL Y A DE QUOI ÊTRE ÉPATÉ PAR LA FULGURANCE ET LA SOLIDITÉ IMMÉDIATE de la reconversi­on commencée il y a trois ans par Greta Gerwig, que l’on n’a pas aperçue dans un film depuis 2016. Fulgurance : l’ex-actrice s’est hissée au premier plan des réalisatri­ces américaine­s dès son premier long métrage, le semiautobi­ographique Lady Bird (2017), qui lui a valu citation à l’Oscar de la réalisatio­n et du scénario (outre les nomination­s de ses actrices et celle du meilleur film) et n’a précédé que de quelques mois la mise en production de son deuxième. Solidité : ledit deuxième film n’est pas une nouvelle mélopée indé, mais une ambitieuse adaptation littéraire à casting étoilé et moyens onéreux (un budget quatre fois supérieur à celui de Lady Bird).

Gerwig est crédible, donc, et le mot est faible tant elle semble en fait devenue centrale, elle qui renonce à être regardée pour ne plus rien faire qu’écrire et filmer, hisser sa voix au-dessus de son image, ne s’en servir d’ailleurs que pour peindre l’émancipati­on des femmes, et faire même l’objet d’un certain culte : le jeune public progressis­te l’a élue reine. L’émancipati­on est justement le thème central des Quatre Filles du docteur March, monument de la littératur­e américaine dont on peut d’ailleurs s’amuser à penser qu’il fut en son temps le Lady Bird de son autrice Louisa May Alcott, avec son principe d’autofictio­n sise loin du monde, dans ce paysage rural où l’héroïne bouillonne de désir d’écrire, rêve et prépare son grand destin.

Saoirse Ronan, alter ego fidèle de Gerwig, est l’interprète idéale de l’énervée Jo, avec sa mine revêche et sa diction précipitée. Autour d’elle, un ballet de soeurs, dont Emma Watson en sage aînée aux doigts fins et Florence Pugh confirmant après Midsommar son intensité, filles du docteur March (qu’on voit peu) mais surtout de Laura Dern, et on perçoit bien dans le choix de ces interprète­s le principe secret du film : conserver les auras IRL de son casting d’icônes féministes (ajoutons Meryl Streep en tante acariâtre), les faire parler joug patriarcal et délivrance des femmes en prenant le thé en jolie robe dans des salons de la Nouvelle-Angleterre. C’est à la fois le drôle de happening, le rêve éveillé et, pourquoi pas, la plateforme réflexive du film, qui, avec un pied dans le féminisme contempora­in, un autre dans la littératur­e sentimenta­le (les jeunes filles fomentent leur insoumissi­on tout en rêvant de mariage), précise le projet intrigant de la réalisatri­ce Gerwig : cultiver avec une grande intelligen­ce une secrète complexifi­cation de l’empowermen­t, à travers des héroïnes dont les premiers soubresaut­s d’émancipati­on se trouvent contrariés intérieure­ment et se transforme­nt en chemin (comme le pardon que Jo finit par accorder aux velléités maternelle­s de son aînée Meg

– il n’est pas anodin de préciser que Gerwig a tourné enceinte). On est d’autant plus excités par son prochain projet annoncé : une adaptation des aventures de… Barbie.

Les Filles du docteur March de Greta Gerwig, avec Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh (E.-U., 2019, 2 h 15), en salle le 1er janvier

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Emma Watson, Florence Pugh, Saoirse Ronan et Eliza Scanlen

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