Les Inrockuptibles

Tommaso d’Abel Ferrara

En proie à la jalousie et à la paranoïa, un artiste voit sa félicité domestique virer au cauchemar. Un portrait autofictio­nnel avec Willem Dafoe en alter ego du cinéaste américain.

- Bruno Deruisseau

DRESSER LE PORTRAIT D’ARTISTES MAUDITS, TIRAILLÉS ENTRE AMBITION ARTISTIQUE, DÉSIR AMOUREUX, obligation­s familiales, mysticisme religieux et pulsions destructri­ces occupe une large part de l’oeuvre de Ferrara. C’est notamment Pasolini (2014), Mary (2005), The Blackout (1997), mais aussi Snake Eyes (1993) et son deuxième long métrage, le slasher Driller Killer (1979). Dans ce dernier, Abel incarne un peintre obsédé par son incapacité à terminer une toile. Alors qu’il plonge dans une folie meurtrière, sa petite amie découvre un tableau représenta­nt un motif enfantin : une maison, une famille se tenant la main, un soleil les surplomban­t et l’inscriptio­n “I’m sorry”, comme un aveu d’inaptitude au bonheur normatif.

Quarante ans plus tard, Ferrara fait de cette toile un film autoportra­it, c’est Tommaso. Sa première partie en déploie le dessin d’enfant, l’idéal de vie rangée. Dans un bel appartemen­t romain (véritable foyer de Ferrara), Tommaso, un réalisateu­r américain (Willem Dafoe, double du cinéaste pour sa cinquième collaborat­ion avec lui), vit avec sa femme (Cristina Chiriac, compagne de Ferrara) et sa fille de 3 ans (Anna Ferrara, enfant d’Abel et de Cristina). Tommaso s’efforce d’être un mec bien ; il a remplacé ses addictions aux drogues et à l’alcool par le yoga et la méditation, il donne des cours dans une école de théâtre, apprend l’italien, termine l’écriture de son nouveau film, prend plus à coeur son rôle de père et participe aussi aux tâches ménagères.

Au sentiment d’impudeur – regardez ma vie, ma femme, ma fille, mon intérieur, mon acteur – se substitue la touchante sensation d’un homme qui se réinvente en même temps qu’il s’ouvre à un cinéma du quotidien. Son appétit à filmer sa fille en train de jouer, Willem cuisinant des pâtes ou sa femme pendant qu’elle se prépare à sortir fait de la première partie de Tommaso un quasi-documentai­re, une fiction domestique solaire et rêvée.

Mais comme en 1979, Abel est désolé, mais cette vie ne lui convient toujours pas. Sa rédemption cède face à sa paranoïa cauchemard­esque, sa jalousie maladive, son infidélité vengeresse. Si ce retourneme­nt, cette restaurati­on du mythe de l’artiste torturé, macho, manipulate­ur, possessif et égoïste semble anachroniq­ue, elle expose au grand jour la tension entre deux idées du masculin que Ferrara ne parvient pas à concilier. Ce qui sauve le film de cette deuxième partie rétrograde est qu’elle est un aveu de faiblesse, celui d’un homme qui tente de, mais ne parvient pas à, s’émanciper d’un profond sentiment d’insécurité amoureuse.

“I’m just a jealous guy”, chantait John Lennon, et c’est finalement ça dont il est question dans Tommaso : un homme aliéné par une forme de masculinit­é toxique. S’il ne la fait pas voler en éclats, le film a le mérite d’en poser le carcan avec une éblouissan­te sincérité.

Tommaso d’Abel Ferrara, avec Willem Dafoe, Cristina Chiriac, Anna Ferrara

(It., G.-B., E.-U., 2019, 1 h 55)

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Willem Dafoe

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