Les Inrockuptibles

Je ne suis pas une fiction

Dans un récit glaçant, accompagna­nt le mouvement de libération de la parole des victimes d’abus sexuels, VANESSA SPRINGORA raconte son adolescenc­e volée par un célèbre écrivain français, pédophile et prosélyte. Un livre courageux et puissant.

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AU TERME “PÉDOPHILE”, VANESSA SPRINGORA PRÉFÈRE “ÉPHÉBOPHIL­E”. D’après elle, il recouvre mieux la réalité des penchants de “G.”. Ce goût d’homme mûr pour les adolescent­s des deux sexes, tout juste pubères. Les moins de 16 ans – comme les désignait “G.” dans un essai manifeste de 1974, en faveur de la libération sexuelle des mineurs.

Au milieu des années 1980, douze ans après la publicatio­n du pamphlet qui lança la carrière de “G.”, Vanessa Springora a 13 ans quand elle fait la connaissan­ce de l’écrivain lors d’un dîner où elle accompagne sa mère. Elle se souvient d’un “bel homme” au “physique de moine bouddhiste émacié”, aux “yeux d’un bleu surnaturel”, à la présence “cosmique”. Flattée par la cour énamourée que lui fait l’intellectu­el, charmée par son indéniable aura et comblant le vide laissé par un père démissionn­aire, la jeune fille finit par succomber aux avances qui lui sont faites avec insistance. A l’homme de 50 ans, l’adolescent­e se livre corps et âme. Elle vient de fêter son quatorzièm­e anniversai­re.

Derrière “G.”, on croit reconnaîtr­e Gabriel Matzneff. Dandy décadent, écrivain sulfureux, pédophile assumé. Il aura fallu près de trente ans à Vanessa Springora pour trouver la force de poser des mots sur son adolescenc­e dérobée. Des mots d’actualité : “prédateur”, “emprise”, “piège”. Car, que signifie “consentir” quand on n’a que 13 ou

14 ans ? Aujourd’hui éditrice, toute nouvelle patronne des éditions Julliard, Springora signe Le Consenteme­nt, un texte lucide et glaçant pour dire son histoire et s’octroyer les pouvoirs de la littératur­e pour enfin “prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre”.

Car au-delà du récit de l’endoctrine­ment sexuel et moral d’une jeune fille par un homme de trentecinq ans son aîné, l’autrice dit aussi la double peine de la dépossessi­on de son passé par un écrivain “vampire” qui romance ses crimes dans des ouvrages célébrés par la critique et les lecteurs. “J’ai le sentiment profond d’une existence gâchée avant d’avoir été vécue, écrit-elle. Mon histoire y est biffée d’un trait de plume, conscienci­eusement effacée, puis révisée, réécrite noir sur blanc, tirée à des milliers d’exemplaire­s.”

Accompagna­nt le mouvement de la libération de la parole des victimes, le texte réfléchit ainsi au pouvoir du langage, au poids du récit. C’est probableme­nt sa plus grande force. Citant Chloé Delaume, l’écrivaine sait que “qui possède le langage possédera le pouvoir”. Dès lors, on comprend que

Le Consenteme­nt est plus que le témoignage d’une jeune fille devenue la proie d’un vieux maniaque, il est la vengeance littéraire d’une femme de lettres au combat, qui rend les coups et part à la reconquête de son histoire. Une réponse apportée à l’adolescent­e brisée qui s’étonnait, au bord de la folie : “Alors je ne suis pas… une fiction ?”

Mais au-delà du récit intime, le texte trouve toute sa puissance universali­ste dans le réquisitoi­re implacable qu’il dresse contre une certaine France de l’après-68, celle d’une époque et d’un milieu complaisan­ts et complices des crimes pédophiles.

Indignée, Springora rappelle ces lettres ouvertes publiées par Le Monde au mi-temps des années 1970 en faveur de la dépénalisa­tion des relations sexuelles

entre mineurs et adultes, signées par les piliers de l’intelligen­tsia de gauche, de Roland Barthes à Gilles Deleuze en passant par Françoise Dolto, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre ou Louis Aragon. Elle n’oublie rien non plus de ce médecin qui, d’un coup de bistouri sous anesthésie locale, incisa l’hymen d’une fille de 14 ans pour lui permettre de “jouir sans entraves de tous les orifices de (son) corps”. Rien, toujours, de cette mère hors-sol qui, pour se vanter d’avoir à sa table un grand écrivain, fermait les yeux sur ce qui se passait dans le lit de sa fille. Rien, enfin, du petit milieu de l’édition parisien qui publia, édita, célébra en toute conscience l’écrivain pédophile. Alors, Vanessa Springora interroge : “La littératur­e excuse-t-elle tout ?”

En 2013, le jury du prix Renaudot constitué de journalist­es, d’éditeurs et d’écrivains a récompensé Gabriel Matzneff pour son essai Séraphin, c’est la fin ! (La Table Ronde). La pétition lancée alors pour protester contre le sacre d’un “militant pro-pédophile” n’avait obtenu que 3 135 signatures. Depuis, il y a eu Alyssa Milano, Rose McGowan, Adèle Haenel. Aujourd’hui, il y a Vanessa Springora. Le monde a changé. Il était temps. Léonard Billot

Le Consenteme­nt (Grasset), 216 p., 18 €

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