Les Inrockuptibles

Les César de trop

Le nouveau sacre de Roman Polanski, César du meilleur réalisateu­r, a créé une secousse sismique dans le cinéma français. Lequel n’a jamais paru aussi fracturé et à vif.

- TEXTE Jean-Marc Lalanne

À L’ISSUE D’UN LONG PRÉAMBULE, OÙ LES REMETTANTE­S EMMANUELLE BERCOT ET CLAIRE DENIS présentaie­nt une image féminisée de la très masculine catégorie du meilleur réalisateu­r, la cinéaste de La Tête haute paraît ne pas tout à fait y croire et devoir prendre son souffle pour annoncer ce que peu avaient pronostiqu­é (et beaucoup redouté) : le trophée est attribué à Roman Polanski. En quelques secondes, c’est toute la logique interne de la cérémonie, visant à afficher une façade rénovée de l’institutio­n César après la démission collective de sa direction contestée, qui se trouvait ébranlée. Certain·es ont immédiatem­ent manifesté leur colère et leur indignatio­n : des départs d’Adèle Haenel et Céline Sciamma, suivies par un nombre significat­if de spectateur·rices, jusqu’à la publicatio­n sur Instagram d’un désaveu cinglant de la présentatr­ice (“écoeurée”, sur le compte de Florence Foresti).

Certains argueront sans doute que la compétence de réalisateu­r de Roman Polanski légitime cette récompense. On pourrait tout aussi bien avancer que l’obtention d’une cinquième statuette dans cette catégorie (quarante ans après Tess, puis successive­ment pour Le Pianiste, The Ghost Writer et La Vénus à la fourrure) est tout à fait disproport­ionnée

(de Jean-Luc Godard à Agnès Varda, de Claire Denis à Eric Rohmer, de nombreux·ses cinéastes majeur·es ne l’ont jamais obtenue). La question du mérite artistique est de toute façon accessoire : par ce vote, l’Académie affirme vouloir rester sourde à l’époque, à son désir de réforme, de renouvelle­ment et de prise en compte d’un certain mode de violence et de domination.

La soirée, malgré un beau discours inaugural de Sandrine Kiberlain, était tendue. Les intermèdes comiques peinaient à distraire (mention néanmoins aux très amusantes interventi­ons d’Isabelle Adjani et Emmanuelle Devos). Les sourires du public en insert paraissaie­nt le plus souvent crispés. Certes, l’hommage à Agnès Varda accompagné d’une belle chanson de Vincent Delerm était émouvant. Mais l’absence de Jean-Claude Brisseau (condamné en 2005 pour harcèlemen­t sexuel et en 2006 pour agression sexuelle) de la liste des disparu·es de l’année ne

manquait pas de troubler. Grave négligence (d’ailleurs, la cinéaste féministe Liliane de Kermadec, disparue récemment, était également absente de la séquence des hommages) ? Ou signe assumé de cancel culture, que les deux César à venir pour Polanski rendaient, du coup, assez dérisoire ?

Reste un élément inconnu à cette heure : un amendement de 2016 du règlement interdit le cumul pour un même film des César du meilleur film et du meilleur réalisateu­r. Cet article, adopté en catimini, autorise à ne pas récompense­r le réalisateu­r le plus plébiscité dans la catégorie du meilleur réalisateu­r si son film obtient aussi le César du meilleur film. Dans ce cas, le réalisateu­r arrivé à la deuxième place est sacré. On ne sait pas (le saura-t-on bientôt ?) si Ladj Ly arrivait donc en tête dans la catégorie du meilleur réalisateu­r et n’a pu obtenir ce César à cause de sa victoire pour le meilleur film. Si c’était le cas, la conséquenc­e désastreus­e d’une telle manipulati­on des votes initiée par la direction de l’Académie justifie à elle seule la refonte totale et démocratiq­ue appelée de ses voeux par la profession (et dont le chantier devrait commencer très vite).

Dans les dernières minutes de la soirée, la victoire (attendue) des Misérables pour le meilleur film s’opérait dans une ambiance de malaise épais. Comme si, en dépit des nombreuses statuettes qui désignent le film comme le grand gagnant de la soirée, l’événement le plus saillant s’était joué avant et rendait son succès moins éloquent. Derrière ces quatre César aux Misérables (césar du public, du meilleur film, du montage à Flora Volpelière, de l’espoir masculin à Alexis Manenti) et ces trois César à J’accuse (outre celui du réalisateu­r, ceux des costumes à Pascaline Chavanne et de l’adaptation à Polanski et Robert Harris, décernés en l’absence de tous les membres de l’équipe du film) et à La Belle Epoque (meilleur scénario original à Nicolas Bedos, meilleure actrice dans un second rôle pour Fanny Ardant et meilleurs décors à Stéphane Rozenbaum), le palmarès est assez équilibré.

Un César pour Roubaix, une lumière (meilleur acteur à Roschdy Zem), un pour Alice et le Maire (discours très inspiré d’Anaïs Demoustier, sacrée meilleure actrice), un pour Grâce à Dieu (celui du meilleur acteur dans un second rôle pour Swann Arlaud), un à Portrait de la jeune fille en feu (meilleure photograph­ie à Claire Mathon), un à M (meilleur film documentai­re), deux à J’ai perdu mon corps (meilleur film d’animation et meilleure musique originale), deux à Papicha (meilleur premier film et meilleur espoir féminin à Lyna Khoudri). Rarement les César auront autant récompensé d’artistes allant dans le sens de la diversité

(Les Misérables, Papicha…). Et pourtant, c’est l’image d’une profession crispée sur la défense d’une hiérarchie tournée vers le passé qui l’emporte. En préambule à la remise du César du meilleur réalisateu­r, Emmanuelle Bercot citait une réplique célèbre de François Truffaut : “C’est une joie et une souffrance.” A l’issue de la cérémonie, c’est plutôt l’image d’une profession fracturée et souffrante qui l’emportait sur la somme de ses joies.

Au lendemain de la cérémonie, la rupture s’amplifiait encore sur les réseaux sociaux, entre des tweets plastronne­urs de ceux que le César de Polanski rassurait sur le fait qu’ils tenaient encore les rênes et des prises de parole critiques très fortes, comme celles d’Adèle Haenel sur le site de Mediapart (“Ils pensent défendre la liberté d’expression. En réalité, ils défendent leur monopole de la parole”) ou Virginie Despentes dans Libération (“Je ne suis certaineme­nt pas la seule à me sentir salie par votre orgie d’impunité”).

Le paradoxe de cette soirée terrible, c’est que le monde qui accouchait de ce palmarès – l’Académie des César opaque administré­e par Alain Terzian – était déjà congédié par l’histoire, désavoué par la dénonciati­on de ses fonctionne­ments peu démocratiq­ues et insuffisam­ment représenta­tifs de la diversité du cinéma français contempora­in. Les instances en charge de piloter les nouveaux statuts de l’Académie ne doivent en tout cas pas lésiner sur l’ampleur des réformes pour parvenir à panser un peu la déchirure opérée samedi dernier.

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