Spécial Mode
Progressivement, l’abolition des frontières entre masculin et féminin s’affirme dans la société. Toujours à l’affût, les créateurs de mode ne pouvaient ignorer cette tendance. Démonstration avec un portfolio, une enquête et un entretien.
La mode par-delà le genre
26 JANVIER 2020 : NOUS SOMMES AUX GRAMMY AWARDS ET LE RAPPEUR LIL NAS X ARBORE UNE TENUE DE COW-BOY D’UNE TEINTE FUCHSIA électrique relevée de strass, le torse paré d’un harnais. Références féminines, country, bling, bondage : il se démarque de l’histoire viriliste du hip-hop et imagine un look qui fusionne aussi bien des codes genrés que sous-culturels. Tout comme Billy Porter, les yeux ourlés d’un eye-liner turquoise, revêtu d’une tunique moulante façon disco, couverte de 70 000 cristaux, qui ornent également un chapeau à la longue frange télécommandée. Quant à Billie Eilish, elle porte une tenue sportswear XXL pailletée de vert assortie à ses ongles.
Voici quelques-unes des figures de proue d’une génération qui ne se définit pas par un seul mot : gender-neutral, gender-fluid, gender non-conforming, agenre. Une neutralité qui rime en réalité avec pluralité : ce n’est pas à l’effacement des codes genrés auquel on assiste, mais au détournement et à la recontextualisation de signifiants masculins-féminins vers d’autres significations, articulant des identités libérées de l’histoire genrée et binaire de la mode.
Cette vague s’inscrit dans une longue histoire de dialogue entre les vestiaires : les garçonnes des années 1920 portant le pantalon et le cheveu court, Saint Laurent imaginant des costumes masculins pour une clientèle féminine, Prince et David Bowie arborant talons et maquillage. Néanmoins, ces deux derniers demeurent des exceptions : l’ancêtre du gender-neutral, l’unisexe des années 1970, était en majeure partie “une transposition de la mode masculine sur un corps féminin, un chemin à sens unique”, note la sociologue Barbara Vinken. Paradoxe suprême, ces pièces extraites du vestiaire des hommes “aidaient à rehausser le sex-appeal féminin, laissant apparaître les cuisses, les jambes, les fesses”, ajoute-t-elle.
Si l’homme demeure longtemps plus frileux à l’idée de piocher dans la garde-robe de sa compagne que l’inverse, les lignes bougent quand Hedi Slimane, à la tête de Dior Homme au début des années 2000, introduit la tendance androgyne, un corps et une garde-robe commun·es aux deux genres, une porosité dans la binarité – mais qui a également ses limites, puisqu’elle est réservée aux corps d’une minceur extrême sans attributs biologiques ou courbes trop marqué·es.
Aujourd’hui, ce qui fait la spécificité de cette nouvelle génération est sa volonté de créer un nouvel espace hybride où les codes sont défiés par de nouvelles associations et niveaux de lecture. Prenons par exemple Jaden Smith, qui apparaît en jupe dans la campagne Louis Vuitton sans rien perdre de son maniérisme boyish, le tout affichant un stylisme masculin : pour lui, le style l’emporte sur le genre.
Harry Styles, égérie Gucci, opte lui pour des chemisiers transparents, des broderies, des robes peignoirs – des choix décorrélés de son identité de genre ou de son orientation sexuelle. Pour lui, il s’agit juste d’élargir sa palette vestimentaire, sans oeillères.
Les marques ne sont pas en reste sur ce marché bourgeonnant. Giuseppe Zanotti et le rappeur Swae Lee lancent une ligne de tennis, mocassins et boots fleuri·es sans démarcation hommesfemmes. Pour Zanotti, cette fluidité se jouera dans un futur proche, prédit-il, “dans le genre autant que dans le brouillage entre streetwear et garde-robe formelle”.
Un processus d’hybridation qui est à l’oeuvre aussi dans la capsule gender-neutral de Tommy Hilfiger et Lewis Hamilton : sur une base sportswear luxueuse, à l’histoire unisexe, on introduit le rose, proposant un dialogue entre les sphères et les genres.
Aspects non négligeables, la réalité biologique de la différence des corps et le besoin de développer des coupes dénuées de référents enclavants mais qui s’adaptent à différentes morphologies. C’est le travail de taille expérimentale que produit le pionnier Rad Hourani, qui repense les emmanchures et les ceinturages de façon modulable – une démarche aussi pragmatique que symbolique.
S’ajoute également une dimension politique : pour The Phluid Project, label new-yorkais soutenant la communauté LGBTQI+, le vêtement gender-fluid est une façon de “reconnaître un segment de la population qui ne trouve pas sa place au sein des frontières du genre”, dit Rob Smith, fondateur de la marque. Une volonté de célébrer les identités qui ne se conforment pas aux diktats et de prendre en compte leur réalité quotidienne et vestimentaire.
Idem pour la marque Wildfang, qui prône une ouverture intersectionnelle et non-limitée au genre et propose des vêtements pour tous les corps, mobilités, personnalités. Quant à Eckhaus Latta, label américain qui se décrit comme genderinclusive, il vise à libérer les gens du branding genré agressif qui efface la réalité que vivent un grand nombre de gens et propose une alternative, que ce soit dans l’image que l’on a de soi, de son corps ou de son genre.
Pour Lucien Pagès, directeur de l’agence de communication éponyme, qui représente des marques très fluides comme J.W. Anderson, cette tendance est le reflet d’une “réflexion plus vaste sur le genre, qui accompagne un mouvement vers une libération plus globale de la parole et de la différence. Le vêtement contribue à montrer que l’on n’est pas la victime de son genre.” “La mode gender-fluid est une façon de questionner et de déconstruire la binarité globale du genre dans la société et de confronter les identités qui en découlent”, ajoute la sociologue Francesca Granata, professeure associée à la Parsons School of Design et auteure de l’ouvrage Experimental Fashion – Performance Art, Carnival and the Grotesque Body (I.B. Tauris, 2016).
Un mouvement qui reflète une évolution hors de la mode et une réaction, comme le dénonce la presse américaine, à la masculinité toxique et patriarcale incarnée par Trump : aujourd’hui, six Etats américains militent pour ajouter le terme “non-binaire” au permis de conduire ; et le dictionnaire Merriam-Webster vient d’annoncer que le mot de l’année serait “they” (“iel” en français).
Cependant, pour ne pas être un simple créneau marketing de plus – comme la Barbie gender-neutral –, l’attention doit se porter non pas sur la mode mais sur les personnes aux identités invisibilisées, de l’extérieur comme de l’intérieur, explique l’artiste non-binaire Alok Vaid-Menon lors d’une conférence organisée par le site The Business of Fashion : “Il faut encourager les sociétés à donner des postes à haute responsabilité à des personnes non-binaires, montrer sur les catwalks et les campagnes publicitaires une plus grande diversité de genres, mais aussi de races et de tailles. Sinon, on risque un effet de tendance et un modèle profondément inchangé.”
Quant à la marque Gamut, qui montre des identités diversifiées dans ses shows, elle reste néanmoins sceptique vis-à-vis de l’appellation gender-neutral, qu’elle voit comme une étiquette qui édulcorerait et viderait de leur substance les problématiques bien réelles du genre, sans encourager un processus de déconstruction queer. “Si l’homme et la femme sont des constructions, créer un milieu tiède contribue à renforcer la binarité avec un entre-deux”, dit le collectif.
Une pensée qui fait écho à la réflexion de Barbara Vinken : “Le gender-neutral ne doit pas se résumer à tout cacher, car on perdrait alors la dimension sexuelle avec laquelle jouer, on cacherait la différence plutôt que de la déconstruire.” En d’autres termes, ce gender-neutral nouvelle génération n’a rien de neutralisé mais rime avec multiplicité, champ des possibles et célébration des différences à travers un spectre plus vaste que jamais.