“Penser au-delà du genre”
Auteur du livre Fashion Film – Art and Advertising in the Digital Age et professeur de communication à la Sorbonne Nouvelle, Nick Rees-Roberts, spécialiste des questions de genre et de mode, analyse les fondements de la tendance gender-neutral.
De quand date le jeu de genre dans la mode ?
En réalité, les transferts entre les mode masculine et féminine n’ont rien de neuf : on peut penser aux coupes garçonnes de Chanel, aux costumes de Saint Laurent, au look glam rock de David Bowie, voire au sportswear qui est souvent assez neutre. Depuis, néanmoins, on est passé d’un unisexe one size fits all (“une taille pour tous·tes” – ndlr) assez plat à une fluidité entre les vestiaires, introduite notamment par Hedi Slimane lorsqu’il dirigeait Dior Homme au début des années 2000.
Quelle est la spécificité de la mouvance actuelle ?
Aujourd’hui, on remarque une idée de genderless ou de gender-neutral dans les récits médiatiques, une envie de repenser le corps dans la mode, dans les morphologies, de façon plus abstraite, plus tournée vers l’avenir. J.W. Anderson, depuis le lancement de sa marque, inclut des signifiants de féminité dans des collections masculines, des transparences, de la fluidité, des jabots. C’est une approche que l’on remarque aussi chez la marque
Gamut, qui revendique ce créneau, mais aussi Rad Hourani, Gareth Pugh, qui ont toujours travaillé cette question, et plus récemment Hana Holquist. C’est un travail plus conceptuel qui vise l’effacement du masculin et du féminin, qui imagine une société sans genre. Pour eux, l’androgynie est une notion dépassée, ce qui les intéresse, c’est penser au-delà du genre.
Peut-on y lire une récupération marketing ?
On peut se poser la question de façon assez cynique, car cela prend une part grandissante du marché. En 2015 déjà, le grand magasin londonien Selfridges lançait une section nommée Agender. Chez Asos, une collection pour les ados était également gender-neutral.
Ce marché répond à la demande de la génération Z qui est woke, évolue dans un contexte post-MeToo, est plus exposée au sexe et s’identifie moins en termes d’orientation sexuelle et genrée.
Quelles sont les limites actuelles de cette tendance ?
Je constate que cela marche plus
dans un sens que dans l’autre, que plus de femmes sont prêtes à acheter des pièces du vestiaire masculin ; le tabou de la féminité chez l’homme est toujours présent. Un défi demeure, celui de l’adaptabilité des corps, qui est complexe à produire de façon technique, la conception d’un corps uniforme dans les coupes.
A quoi est due cette tendance, selon vous ?
C’est l’impact qu’ont eu les débats ces dernières années sur les minorités, les courants de pensées LGBTQI+, l’explosion des gender studies, des théories queer, mais aussi l’émergence des études trans et non-binaires, qui ont influencé toute une façon de penser la société.
Peut-on parler d’un progrès généralisé ?
Ce transfert dans un milieu créatif et commercial est intéressant, car, en parallèle de ces marques pointues, ce qui me frappe, c’est une masculinité très hétéronormée véhiculée par des shows de téléréalité comme Love Island (téléréalité britannique bientôt adaptée en France – ndlr), ou la marque Guess qui renforce la distinction ultra-traditionnelle entre homme et femme. Il y a un écart frappant entre les images de mode et ce qui se passe dans la rue et la pop culture – des images hégémoniques assumées comme un retour de bâton. Même si on remarque, notamment dans la cosmétique, des tentatives de marques neutres comme Aesop qui s’adressent à un public plus vaste. Cynisme ou progrès ?