Les Inrockuptibles

L’art de la fugue

Fil rouge de cette passionnan­te édition du festival de Berlin, des femmes en fuite chez Hong Sang-soo, à New York ou en Arabie saoudite. Et quelques belles échappées documentai­res.

- Bruno Deruisseau

CETTE 70E BERLINALE A ACCOUCHÉ D’UN PALMARÈS ASSEZ RÉJOUISSAN­T. Si nous n’avons pas pu voir l’Ours d’or, There Is No Evil, le film sur la peine de mort du réalisateu­r iranien dissident Mohammad Rasoulof, et raté Effacer l’historique, la comédie traitant de l’emprise de la technologi­e signée par le duo français Delépine/Kervern (prix du 70e anniversai­re), le reste du palmarès récompense trois des meilleurs films vus en compétitio­n.

Le prix de la mise en scène revient à Hong Sang-soo pour The Woman Who Ran, que l’on peut traduire par “la femme qui courait / se sauvait / fuyait” et dans lequel le réalisateu­r filme à nouveau son actrice fétiche et compagne Kim Min-hee. Le personnage qu’elle incarne profite du voyage d’affaires de son mari pour rendre visite à trois anciennes amies. Comme elle le répète aux femmes qu’elle rencontre successive­ment dans le film, elle n’a jamais passé un seul jour sans lui depuis qu’ils se sont mariés il y a plusieurs années. Il se joue dans le pèlerinage extraconju­gal une forme de proclamati­on d’une sororité retrouvée. C’est cet espace

féminin que Hong Sang-soo décide de mettre en scène. Les hommes qui apparaisse­nt brièvement sont filmés de dos (on ne verra pas leur visage), sur le pas de la porte d’habitation­s dans lesquelles ils n’entreront jamais. L’avenir nous dira si ce film n’était qu’un pas de côté cynique et un peu opportunis­te ou une véritable reconfigur­ation du système Hong Sang-soo, qui imiterait ainsi son maître Rohmer qui passa du côté des femmes avec La Femme de l’aviateur (1980).

Le grand prix du jury a été attribué à un autre film de femme en fuite, Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hittman. Jusque-là connue pour être l’autrice du très beau Les Bums de la plage (2017), la réalisatri­ce américano-britanniqu­e suit dans ce nouveau long métrage le parcours d’une adolescent­e de l’Amérique profonde qui fugue à New York pour y avorter. A nouveau, le film se place intensémen­t du côté de l’expérience féminine, notamment lors de cette terrible scène où une assistante sociale questionne la jeune femme sur les abus dont elle aurait pu être victime selon une échelle graduelle (jamais, rarement, quelquefoi­s, toujours).

On se réjouit également du prix d’interpréta­tion féminine remporté par Paula Beer pour Ondine de Christian Petzold. Variation contempora­ine sur le mythe de la naïade aimant les humains mais devant les tuer si ceux-ci se déprennent d’elle, le film décline sa romance entre une historienn­e de l’urbanisme berlinois et un scaphandri­er avec d’infinies variations aquatico-poétiques. Il touche souvent au sublime, dans des moments d’une incandesce­nce folle, qui encapsulen­t le sentiment amoureux dans ce qu’il peut avoir de plus fusionnel.

On regrette en revanche que First Cow de Kelly Reichardt soit reparti les mains vides. La réalisatri­ce y poursuit ses portraits minimalist­es des territoire­s du Nord-Ouest des Etats-Unis, cette fois à l’orée du XIXe siècle. Le charme infini du film repose sur une inversion totale des codes du western. La figure mythique du hors-la-loi est ici incarnée à travers la bromance de deux hommes au trajet buissonnie­r, l’un immigré chinois débrouilla­rd et l’autre dépeint en véritable féetaud (masculin pour fée) du logis.

Citons pour finir trois documentai­res magnifique­s. Tout d’abord Si c’était de l’amour, de Patric Chiha (lire p. 58), Petite Fille, où la caméra de Sébastien Lifshitz épouse le combat d’une enfant transgenre, et enfin Saudi Runaways de Susanne Regina Meures. Cet extraordin­aire documentai­re raconte la fuite d’une jeune femme hors d’Arabie saoudite. Avec son téléphone portable dissimulé sous le voile de son niqab, la courageuse Muna filme son quotidien et planifie son évasion. Outre son suspense absolument insoutenab­le (c’est sa vie qui est en jeu), le film fascine en tant qu’enregistre­ment des conditions de vie d’une population jusque-là invisible : les femmes vivant sous un régime monarchiqu­e islamique.

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dans Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hittman
Sidney Flanigan dans Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hittman

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