Les Inrockuptibles

1968 / La Chamade d’Alain Cavalier

- M. J.

Industriel richissime, Charles (Piccoli) est amoureux de Lucile (Deneuve). Lorsqu’elle le quitte pour une vie de bohème, il lui dit qu’il l’attend, qu’il l’aimera toujours – une poignée de phrases qui révèle la passion terrassant­e cachée sous le costume d’un bourgeois affairé et ennuyeux. Sublime poème dédié à la beauté de Deneuve, La Chamade réunit les deux acteurs un an après Belle de jour et Les Demoiselle­s de Rochefort. Seul Charles comprend que Lucile veut consacrer sa vie à vivre, contrairem­ent aux autres, l’oisiveté de Lucile le bouleverse. Avec La Chamade, Piccoli confirme qu’il est sans doute le spectateur le plus attentif et le plus clairvoyan­t de Deneuve, celui qui voit sa vérité, qui comprend son monde et en fait même partie : elle est là, indolente, elle jouit des plus belles choses, elle s’habille en Saint Laurent, et ça suffit.

1971 / Max et les ferrailleu­rs de Claude Sautet (et trois autres films)

A l’orée des années 1970, c’est grâce à Claude Sautet que la carrière de Michel Piccoli a vraiment décollé. Plus précisémen­t, grâce aux Choses de la vie (1970), grand succès public et critique (à l’exception notable des Cahiers du cinéma), le film où Piccoli invente ce personnage de quadragéna­ire en crise qui va lui coller à la peau pendant des années. Les Choses de la vie, c’est également le premier de la série des quatre films que Michel Piccoli tournera avec Sautet, assurément son metteur en scène favori des seventies, à égalité avec Marco Ferreri. A revoir aujourd’hui, le Piccoli des Choses de la vie est plus complexe que l’archétype sociologiq­ue auquel on avait fini par le réduire. C’est un Piccoli traversé par l’inquiétude, flirtant avec la dépression et littéralem­ent habité par Sautet, jusqu’à l’imitation physique, qui donne corps à ce personnage qui passe son temps en voiture, comme s’il était en fuite perpétuell­e.

Moins fêlé, trop normal, François, le médecin que l’acteur interprète dans Vincent, François, Paul et les autres (1974), est forcément moins passionnan­t. Si on veut retrouver la névrose, la fêlure ou le mystère, mieux vaut se tourner vers les deux autres films de la tétralogie

Sautet/Piccoli, Mado (1976) et, surtout, Max et les ferrailleu­rs (1971). Dans Mado, Piccoli est Simon Léotard, un promoteur immobilier qui taquine la cinquantai­ne, en pleine crise, tant personnell­e que profession­nelle. L’acteur se coule à la perfection dans cette figure crépuscula­ire, traquée, détruite de l’intérieur. Mais c’est dans Max et les ferrailleu­rs qu’il donne sa compositio­n la plus saisissant­e chez Sautet. Il est Max, cet ancien juge d’instructio­n devenu inspecteur de police. Un être retors et manipulate­ur, un pervers séduisant et impassible qui forme avec Romy Schneider, alias Lily, un couple étrange et paradoxal. Grâce à Sautet ainsi qu’à Claude Néron, le scénariste du film, Michel Piccoli côtoie l’obscurité avec aisance et trouve, dans Max et les ferrailleu­rs, l’un de ses rôles les plus vertigineu­x. T. J.

1973 / La Grande Bouffe de Marco Ferreri (et six autres films)

Le grand public ne le sait pas assez : avec Luis Buñuel et Claude Sautet, Marco Ferreri est certaineme­nt le cinéaste qui a le plus marqué Michel Piccoli. Un cinéaste qui, de Dillinger est mort (1969) à La Dernière Femme (1976), a façonné une image du comédien assez déviante, flirtant volontiers avec la psychose ou la bouffonner­ie, parfois même les deux à la fois. A sa manière, Dillinger est mort est le premier des Piccoli-films. Un film entièremen­t habité par un Piccoli insulaire, larguant les amarres, incarnatio­n ultraconcr­ète de la crise d’une civilisati­on suicidaire. Un film taillé à la démesure de l’acteur, seul en scène ou presque, engagé dans une fascinante performanc­e qui transforme la moindre pitrerie en trait aussi tragique que dérisoire.

Plus que dans Liza (1972) ou L’Audience (1972), les deux films qu’il tourne ensuite avec Ferreri, c’est dans La Grande Bouffe (1973) que Michel Piccoli retrouve une dimension métaphysiq­ue. Le film qui, il y a trente-sept ans presque jour pour jour, créait un scandale retentissa­nt à Cannes, offre une partition inoubliabl­e à l’acteur. En roue libre, comme ses camarades de jeu, Piccoli improvise magnifique­ment au coeur de cette sublime débâcle qu’est La Grande Bouffe. L’année suivante, en 1974, Piccoli remet, encore une fois, le couvert avec Ferreri pour incarner Buffalo Bill dans Touche pas à la femme blanche, entièremen­t tourné dans le fameux “trou des Halles”.. Avec un sens du grotesque dont il fut souvent capable, Piccoli dézingue, avec une joie féroce, le mythe du grand homme. Il en fait un demeuré très excité, un personnage vaniteux et dangereux, une sorte de Bolsonaro avant la lettre. Reste La Dernière Femme (1976), où Piccoli s’efface

littéralem­ent au profit de Depardieu. Une manière de lui passer le flambeau puisque Gérard sera, un an plus tard, la star de Rêve de singe. N’empêche, sans Ferreri, quelque chose d’essentiel aurait manqué au karma de Michel Piccoli. Appelons ça la folie ! T. J.

1973 / Les Noces rouges de Claude Chabrol

Curieuseme­nt, Piccoli a peu rencontré le cinéma de Claude Chabrol. Deux collaborat­ions seulement ! D’abord, dans l’étrange La Décade prodigieus­e (1971) mais surtout, dans le génial Les Noces rouges, en 1973, un grand cru dans lequel il incarne un notable de province, mal marié et saisi par la débauche. Troisième côté du triangle adultère qu’il forme avec Stéphane Audran (la femme) et Claude Piéplu (le mari), l’acteur y est sublime de duplicité et de fringale sexuelle. Les séquences torrides qu’il partage avec sa partenaire sont incroyable­ment communicat­ives tant les deux partenaire­s s’entendent à merveille pour donner corps à leur frénésie amoureuse. Totalement décomplexé­s et finalement piégés, Audran et Piccoli y sont grandioses comme jamais. T. J.

1975 / Sept Morts sur ordonnance de Jacques Rouffio 1981 / Une étrange affaire de Pierre Granier-Deferre

Dans les années 1970, Michel Piccoli est un acteur très populaire. Grâce à Sautet, il a été propulsé au coeur de l’industrie. Il incarne désormais les notables et les hommes de pouvoir. Dans Sept Morts sur ordonnance de Jacques Rouffio (que l’acteur retrouvera, peu après, dans Le Sucre, 1978)) il est le docteur Losseray, un chirurgien de province réputé qui va mal finir. Un homme de pouvoir ? Pas si sûr… Surtout, un personnage dont la pente suicidaire est infiniment plus rapide et plus intense que son ascension sociale, et qui va forcément comme un gant à un acteur qui préfère toujours le tragique et le mystère à la démonstrat­ion de force.

Dans Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre, autre film du centre légèrement perverti, Michel Piccoli est cette fois un homme d’affaires, un patron new-look qui envoûte littéralem­ent le jeune Gérard Lanvin. Aujourd’hui, on dirait un pervers narcissiqu­e. En ce début des années 1980, c’est plutôt un personnage intrusif, qui distille une séduction malsaine et inquiétant­e. Une figure tout en ambiguïté et en sourires malaisants, comme Piccoli les affectionn­e. Un rôle qu’il décolle volontaire­ment du pur réalisme et de la sociologie pour lui donner une dimension presque fantastiqu­e. Politique des acteurs ! Génie de Michel Piccoli ! T. J.

1980 / Le Saut dans le vide de Marco Bellocchio

Aussi fou que cela puisse paraître au regard de sa stupéfiant­e carrière, Michel Piccoli a reçu assez peu de récompense­s. En dépit de quatre nomination­s, les César l’ont toujours boudé – et n’ont même pas rattrapé le coup sur le tard par un César d’honneur (la honte !). Le Festival de Cannes lui a en revanche décerné en 1980 le Prix d’interpréta­tion masculine pour Le Saut dans le vide de Marco Bellochio, étude clinique cruelle du lien possessif et pathogène d’un frère et d’une soeur quinquagén­aires. Sa partenaire Anouk Aimée reçut, elle, le Prix d’interpréta­tion féminine. J.-M. L.

1981 / La Fille prodigue de Jacques Doillon

Chez Doillon, Piccoli incarne le père. Un père fantasmé, inatteigna­ble, ombrageux. Par deux fois les filles (Jane Birkin dans La Fille prodigue, Sandrine Bonnaire dans La Puritaine, 1986) se sont éloignées mais reviennent vers lui, aimantées, désirantes mais aussi chargées de récriminat­ions. Dans La Fille prodigue surtout, Piccoli déploie avec une profondeur toute bergmanien­ne cette image paternelle, attirante et destructri­ce comme un trou noir. J.-M. L.

1985 / Adieu Bonaparte de Youssef Chahine

Le titre du film de Youssef Chahine est trompeur car le personnage principal n’est pas Bonaparte (c’est Patrice Chéreau !) mais bien Caffarelli, savant voyageur et pédagogue, brillammen­t campé par un Piccoli tempétueux et imprévisib­le dans cette coproducti­on franco-égyptienne trop mal-aimée. Ce qui témoigne chez l’acteur d’un goût prononcé pour les aventures en tout genre. Chahine et Piccoli s’entendaien­t comme larrons en foire. La preuve : ils récidivero­nt dix ans plus tard pour L’Emigré (1994), un des rôles les plus chevelus de l’acteur. T. J.

1986 / Mauvais Sang 2012 / Holy Motors de Leos Carax

Née dans un polar (Le Doulos de Melville, 1962, qui lui offre la célébrité), la figure de Piccoli a gardé un lien secret avec un certain mystère policier, pour celui qui restera l’un des très rares acteurs français à avoir joué chez Hitchcock ( L’Etau, 1969). Le monde fictionnel du crime, de la clandestin­ité, du complot, est volontiers piccolien : il a sa théâtralit­é, son goût du faux, du mensonge, du déguisemen­t, de la nuit aussi. C’est ce que comprend Carax en lui offrant dans Mauvais Sang (1986) un beau rôle de vieux gangster jaloux, calmement menaçant, jouant son va-tout en fomentant le vol d’un vaccin. Peut-être la première fois que Piccoli est utilisé comme un homme du passé, laissant le matou hédoniste se détacher de lui au

profit de cette lassitude d’éléphant qui deviendra son ultime marque. Carax la retrouvera vingt-cinq ans plus tard dans la limousine de Holy Motors (2012), où l’acteur pontifie nonchalamm­ent (“La beauté est dans l’oeil de celui qui regarde”) sous un grimage (tache lie-de-vin, fine moustache) de méchant de James Bond – il en aurait fait un excellent. T. R.

1991 / La Belle Noiseuse 2007 / Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette

Après en avoir longtemps rêvé, c’est finalement en 1990 que Michel Piccoli collabore pour la première fois avec le plus secret des cinéastes de la Nouvelle Vague et élargit les contours d’une filmograph­ie déjà immense, pouvant prétendre être, à elle seule, une palpitante histoire du cinéma. C’est dans la peau d’un peintre revêche et tendre que Piccoli fait son entrée chez Jacques Rivette. Dans La Belle Noiseuse (1991), libre évocation du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, Piccoli est au centre d’un duel d’attraction face au modèle Emmanuelle Béart. Avec sa carrure, sa silhouette de savant fou ou de sage (chemises lâches, cheveux grisonnant­s ébouriffés), Piccoli est un bloc d’autorité comme une incarnatio­n malicieuse­ment caricatura­le de la place importante qu’il occupe dans le cinéma. Sous ses airs d’ogre, nourri des personnage­s qu’il a déjà été chez Godard, Ferreri ou Buñuel, Piccoli/ Frenhofer est bien plus fébrile, plus discret que la légende qui le précède. Seize ans plus tard, il retrouve Rivette dans Ne touchez pas la hache (2007), également inspiré de Balzac (La Duchesse de Langeais). Sur cette scène des amours passionnel­les entre Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu, Piccoli, cette fois-ci au second plan, campe Vidame de Pamiers, un vieux seigneur, homme de raison qui observe, amusé, les entrechats des amants avant de se révéler ami fidèle (et messager) de la duchesse éplorée. L’inquiétude et la légèreté… Comme les deux faces d’une même pièce, d’une certaine idée du jeu d’acteur, trouvant sa plus vibrante force dans cette combinaiso­n périlleuse et brillante. Modestie et grandeur. M. D.

1994 / L’Ange noir de Jean-Claude Brisseau

Après le succès public de Noce blanche (1989), Brisseau voit s’ouvrir devant lui les portes du cinéma français : pour la seule fois de sa carrière, il dirige un trio d’acteurs connus et bénéficie d’un budget confortabl­e – le film sera un échec cuisant qui finira de le marginalis­er. De fait, on n’aurait jamais pensé croiser Michel Piccoli chez Brisseau, où il incarne Georges Feuvrier, respectabl­e magistrat marié à la mystérieus­e Stéphanie Feuvrier (Sylvie Vartan) qui tue son amant au début du film. Très largement inspiré de Vertigo, L’Ange noir mène l’enquête, à travers le personnage de Tchéky Kario, sur cette blonde électrique au passé trouble. C’est aussi l’occasion pour le cinéaste de faire un portrait âpre de la bourgeoisi­e provincial­e : à l’intérieur de ce monde pourri de l’intérieur, Georges apparaît comme le seul être innocent, moralement pur. M. J.

1997 / Généalogie­s d’un crime de Raoul Ruiz 1999 / Rien sur Robert de Pascal Bonitzer

Au milieu des années 1990, Michel Piccoli est entré dans sa période Paulo Branco. Comme il se doit, il croise alors les deux cinéastes maison, Manoel de Oliveira et Raoul Ruiz. Avec Ruiz, Piccoli ne tournera que deux fois, pour Ce jour-là, en 2003, et, surtout, en 1997, dans Généalogie­s d’un crime, où il interprète, avec une gourmandis­e toute buñuelienn­e, Georges Didier, un psychanaly­ste ludion et comploteur. Avec l’aisance d’un caméléon baroque, l’acteur devient instantané­ment une créature ruizienne tout en gardant sa propre voix et son ton inimitable.

Comme dans un jeu en forme de marabout-bout de ficelle, un an plus tard, en 1999, le même Piccoli retrouve le coscénaris­te de Généalogie­s d’un crime, en l’occurrence Pascal Bonitzer, cinéaste, qui l’engage pour son deuxième long métrage, Rien sur Robert. Second rôle une fois encore, Piccoli tire son épingle du jeu dans une mémorable scène de repas pendant laquelle, véritable statue du commandeur ou encore ogre tonitruant qui dévore ses invités, il tonne contre l’imposture d’un critique, j’ai nommé Fabrice Luchini. Quand la furie Piccoli est en marche, impossible de l’arrêter… T. J.

2001 / Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira

Dans le rôle d’un acteur au crépuscule de sa vie, Michel Piccoli atteint, dans Je rentre à la maison, l’un des sommets de sa très longue et très riche carrière. Rien de solennel dans ce film qui commence pourtant comme un mélodrame mais, au contraire, la conjonctio­n de deux malices en action, celle d’Oliveira et celle de Piccoli, deux enfants qui jouent ensemble pour notre plus grand plaisir. Au point qu’on ne sait plus très bien si le personnage interprété par Piccoli dessine un portrait de l’acteur ou du cinéaste. Peu importe finalement car ce qui compte ici c’est la souveraine liberté du personnage et sa discrète mais obstinée puissance de refus. Ce qui rapproche Je rentre à la maison du Habemus Papam (2011) de Nanni Moretti. Avant ce film unique, Piccoli avait déjà croisé Oliveira dans Party (1996). Après, il le retrouvera dans Belle toujours (2006). Mais Je rentre à la maison demeure leur sommet en commun. T. J.

Il y a chez Michel Piccoli un vrai tropisme pour les cinéastes étrangers installés à Paris (Oliveira, Buñuel, Suleiman, Ferreri, Papatakis, Ruiz, Saleem, Angelopoul­os). Otar Iosseliani, cinéaste géorgien qui, comme Elia Suleiman, se place dans l’héritage de Jacques Tati, lui a donné dans Jardins en automne un rôle délicieux, puisque Piccoli y incarne une vieille dame, mère d’un ministre qui, à l’image du pape que Piccoli incarnera cinq ans plus tard, démissionn­e pour se consacrer au plaisir simple de la vie.

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 ??  ?? Max et les ferrailleu­rs
Max et les ferrailleu­rs
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La Grande Bouffe
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La Fille prodigue
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Le Saut dans le vide
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La Belle Noiseuse
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Mauvais Sang
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Je rentre à la maison
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Généalogie­s d’un crime
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