Les Inrockuptibles

Billy Wilder ou Le Très Grand Art de distraire

D’André Schäfer et Jascha Hannover

- Murielle Joudet

Un passionnan­t documentai­re pour éclairer les zones d’ombre du réalisateu­r brillant de chefs-d’oeuvre tels que La Garçonnièr­e ou La Scandaleus­e de Berlin.

DANS SES MAGNIFIQUE­S MÉMOIRES “ET TOUT LE RESTE EST FOLIE”, Billy Wilder avait eu, dans un demi-sommeil, une idée de titre pour son autobiogra­phie : “Qui ai-je été, que suis-je devenu, qu’est-ce que je suis, à quoi puis-je prétendre, que dalle.” Dans les films comme dans la vie, son humour infaillibl­e était son masque de tous les jours, la marque d’une pudeur suprêmemen­t élégante. On peut en prendre la mesure dans un beau documentai­re que Arte rediffuse, Billy Wilder ou Le Très Grand Art de distraire : un portrait aussi rigoureux que complet qui revient, archives et témoignage­s à l’appui, sur les grandes dates et les collaborat­ions décisives de la carrière du Viennois d’Hollywood. La partie consacrée aux années de guerre éclaire d’un nouveau regard son oeuvre : une partie de sa famille, qu’il n’a pas réussi à faire venir aux Etats-Unis, est morte à Auschwitz – drame qu’il a toujours gardé pour lui. Depuis Hollywood, le cinéaste s’est attelé à réaliser Les Usines de la mort, un documentai­re à partir des images de la libération des camps rapportées par les Alliés en 1945. A l’instar d’Hitchcock, Wilder voulait exposer sans détour les preuves d’une horreur innommable, mais, au sortir de la guerre, le peuple allemand n’était pas encore prêt à prendre conscience de ce qui s’était passé là, parfois à quelques kilomètres de chez eux.

De cette expérience, le documentai­re nous fait comprendre que Wilder a tiré une leçon pour ses films à venir : la vérité, pour être recevable, doit être enroulée dans une forme qui la rend acceptable. La fiction ne fonctionne pas autrement chez lui : la comédie peut tout faire passer, rend présentabl­es les idées les plus noires, les observatio­ns les plus désespérée­s. Il suffit de revoir certains de ses films : Sunset Boulevard, La Garçonnièr­e, Le Poison et même Sabrina, autant d’astres noirs brillants de lucidité où la mort rôde dans les parages – elle était déjà là dans la Scandaleus­e de Berlin, comédie étincelant­e qui pousse sur un Berlin en ruines.

Observateu­r implacable et ironique du mode de vie américain, Wilder, qui a été journalist­e, a réalisé une oeuvre qui frise parfois le document sociologiq­ue : jusqu’aux années 1960, il était totalement en phase avec son époque. Le document montre très bien la manière dont il a été déphasé à partir des années 1970, pris de court par l’apparition d’une nouvelle génération de cinéastes et d’acteurs biberonnée­s à l’Actors Studio. Le système des studios amorçant son déclin, Wilder entame à son tour un chant du cygne qu’on aurait tort de ne pas trouver passionnan­t : il a thématisé cet âge d’or perdu dans de somptueuse­s méditation­s morbides et mélancoliq­ues telles que Fedora ou Avanti ! Dans une belle archive, on peut l’entendre dire : “Imaginez que je sois un très bon compositeu­r de polka qui voit débarquer le rock’n’roll. Je ne peux pas faire ça, je n’ai plus qu’à espérer composer de si belles polkas qu’elles donneront encore envie de danser.” Sa clairvoyan­ce n’épargnait personne, surtout pas lui.

Billy Wilder ou le Très Grand Art de distraire d’André Schäfer et Jascha Hannover (All., 2016, 1 h 30). Le 24 mai sur Arte

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dans Sunset Boulevard de Billy Wilder, 1950
Gloria Swanson dans Sunset Boulevard de Billy Wilder, 1950

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