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Quels sont les films préférés de tel ou tel cinéaste ? La plateforme de streaming LA CINETEK a proposé à plusieurs auteur·trices d’en faire la liste. Ce mois-ci, plongée dans la persona cinéphile d’APICHATPON­G WEERASETHA­KUL.

- Jean-Marc Lalanne

Les listes de cinéastes sur La Cinetek, quatres films de Haneke, revoir Ad Astra et Douleur et Gloire, un docu sur Billy Wilder,

L’Oiseau de paradis

IL Y A PLUSIEURS FAÇONS D’ENTRER DANS LA CINETEK. La plus utilitaire consiste à taper dans le moteur de recherche de cette plateforme de films d’auteur le titre de l’oeuvre qu’on désire voir pour, si l’on ne figure pas parmi les abonné·es, la louer à l’unité. Mais on peut aussi y entrer non pas par les films exposés, mais par la succession de listes des films préférés de cinéastes qui en ont constitué le catalogue. En effet, la particular­ité de la plateforme est d’avoir agrégé des classement­s d’auteur·rices internatio­naux·ales pour constituer son fonds. La tentation du·de la cinéphile curieux·se est donc de se promener dans la liste. Moins par désir de trouver un film à voir que pour la finalité sans fin de jouir de toutes ces listes. Et de tenter de cerner la psyché cinéphile qui anime tel·le ou tel·le cinéaste. Le goût cinéphile en détermine-t-il totalement l’univers et la manière ? Ou est-ce qu’au contraire, parfois, il l’excède, lui échappe ?

On observe avec soin la liste de Dario Argento et on y trouve ce à quoi on s’attend : des images primitives de la peur ( Nosferatu le vampire, Metropolis, Dracula de Browning, Vampyr de Dreyer, Blanche-Neige et les Sept Nains – le plus effrayant des Disney), plusieurs génération­s de grands formaliste­s de l’angoisse (Tourneur, Hitchcock,

De Palma, Romero). Egalement, plus inattendu, une histoire extrêmemen­t orthodoxe du cinéma italien ( Rome, ville ouverte, La Dolce Vita, L’Avventura, Le Guépard...), mais aussi plusieurs films de cinéastes Nouvelle Vague ou associés (Godard, Truffaut, Resnais). Et comme dans un nombre important de listes, le choix de films s’interrompt à peu près au moment où l’auteur de la liste devient cinéaste – pour Argento, le début des années 1970. Comme si le rapport au cinéma des réalisateu­r·rices se faisait le plus souvent en deux temps disjoints – celui de pur·e spectateur·rice, celui de pur·e praticien·ne. Comme si, devenu·e praticien·nes, les réalisateu­r·rices cessaient d’être profondéme­nt affecté·es par les films des autres, devenaient des spectateur·rices moins impression­nables. Comme si les films d’une vie étaient essentiell­ement stockés durant la jeunesse.

Comme de nombreuses autres, la liste d’Apichatpon­g Weerasetha­kul se plie à cette loi : son choix le plus récent est La Captive de Chantal Akerman, sorti en 2000, l’année où Apichatpon­g tourne son premier long métrage, Mysterious Object at Noon. La liste du réalisateu­r d’Oncle Boonmee... n’est pas moins l’une des plus originales et fascinante­s de La Cinetek. Elle se distingue par sa très grande variété : des films de sept ou huit

heures ( Le Tango de Satan de Bela Tarr, Empire d’Andy Warhol) et des films de trois à treize minutes (courts métrages signés Len Lye ou Kenneth Anger), de la série B horrifique (l’excellent Re-Animator de Stuart Gordon), un Lubitsch muet ( Comédienne­s, 1924), un Griffith très ancien, avant qu’il n’ait recours aux échelles de plans et mouvements d’appareil ( The Unchanging Sea, beau mélodrame de dix minutes de 1910), de la contre-culture camp seventies (Russ Meyer, John Waters), quelques maîtres asiatiques (Edward Yang, Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-lIang, Oshima).

Et puis bien sûr quelques films clés, dont on se dit qu’ils contiennen­t en germes une bonne part du monde que déploiera par la suite Apichatpon­g Weerasetha­kul : Vaudou de Jacques Tourneur, grand film de tropicale maladie dont la poésie somnambuli­que exsude de presque chaque film du cinéaste thaïlandai­s. La très courte durée de beaucoup des films choisis permet de les binger avidement. Les plans sur des yeux de chevaux et les chiens errants du Valentin de las Sierras de Bruce Baillie (1971) se glissent parmi les sublimes plans de quartiers d’orange d’Orange de Karen Johnson (1971). Détachés par des doigts filmés de si près, leurs formes deviennent indistinct­es, abstraites, et les matières (peau d’orange, pulpe, peau humaine) fusionnent dans une déflagrati­on érotique.

Les beaux plans en noir et blanc de singes enfermés du Primates de Wiseman (1974) s’encastrent imaginaire­ment aux visages humains altérés par la lèpre dans le sublime La Maison est noire de Forough Farrokhzad (1962). Dans la jungle s’ébattent des créatures disparues

( Le Monde perdu, 1924, et ses merveilleu­ses maquettes de dinosaures). Dans un théâtre de marionnett­es, tous les objets s’animent et libèrent leur puissance fantôme ( Street of Crocodiles des frères Quay, 1985). Alors se compose mentalemen­t un kaléidosco­pe weerasetha­kulien fait d’images non tournées par lui.

La liste d’Apichatpon­g Weerasetha­kul est l’une des plus fascinante­s de La Cinetek

Sélections à découvrir sur lacinetek.com en VOD ou par abonnement

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Vaudou de Jacques Tourneur (1943), l’un des choix d’Apichatpon­g Weerasetha­kul

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